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En dialogue avec Sansal

Jean-Marie Laclavetine : l’itinéraire de Boualem Sansal, « Je me suis mis à écrire comme on enfile une tenue de combat »

Jean-Marie Laclavetine, romancier et éditeur de Boualem Sansal, nous autorise à reproduire la préface qu’il a écrite pour l’anthologie de Boualem Sansal : Romans (1999-2011), Gallimard, « Quarto », 2015.

Nous publions ici la seconde partie de cette préface, où il est question de l’itinéraire de Boualem Sansal : « Je me suis mis à écrire comme on enfile une tenue de combat ».
[1ère partie] [3e partie]

Boualem Sansal aurait pu rester un haut fonctionnaire consciencieux et austère. Cependant au fil des ans il a vu son pays s’enfoncer dans la gabegie et la corruption, s’enivrer de légendes héroïques délibérément truquées. Il en a souffert en silence jusqu’à l’assassinat de Mohamed Boudiaf en 1992. Comme beaucoup d’Algériensdu Serment des barbares, roman procédant à l’« autopsie du pays aimé, cette Algérie morte sous le mensonge »…, il avait déposé son espoir dans cet homme honnête, intransigeant, membre fondateur du FLN, adepte de la modernité et ennemi de la corruption, maintenu pendant près de trente ans en exil jusqu’à ce que le pouvoir désemparé le fasse revenir afin qu’il prenne la présidence du Haut Comité d’État, suite à l’annulation des élections gagnées par le FIS. « J’ai cru en cet homme et sa mort a été pour moi un choc terrible », raconte Sansal dans un entretien avec un journaliste algérien. « Je me suis mis à écrire comme on enfile une tenue de combat ». Durant les dix ans sinistres qui s’annoncent, plus un livre en français ne circulera dans ce pays qui était jusque là le plus grand marché du livre francophone. L’ennui et la peur régneront. Chacun se terrera chez soi, les conversations téléphoniques entre amis se borneront à un « Alors, toujours vivant ? » désabusé. Du moins ce marasme sanglant sera-t-il propice à l’écriture : beaucoup, dans leur déréliction, en exil ou au pays, se mettent à écrire.

Ainsi naît Le serment des Barbares. Jusque-là, Boualem Sansal avait en mains tous les atouts d’une carrière réussie – si tant est que dans ce pays il puisse y avoir une trajectoire tranquille et prévisible. Sa vie est à l’image d’une Algérie chaotique, lumineuse, couverte de plaies mal fermées et malgré tout vivante.

Il entre très jeune au lycée, alors que ses camarades ont plusieurs années de plus : beaucoup ont été contraints de suivre la consigne de « grève de la jeunesse » donnée par le FLN. Aujourd’hui, Boualem Sansal pense que si le plan Lacoste avait été appliqué, qui prévoyait d’ouvrir massivement les écoles et les universités aux Algériens, bien des atrocités auraient ensuite pu être évitées. Selon lui, le FLN a tout fait pour empêcher l’avènement d’une nouvelle classe intellectuelle. Le FLN décapité après la bataille d’Alger a fait le choix du terrorisme, du massacre de civils, et de retirer les enfants algériens des écoles françaises. De nombreux étudiants et lycéens, au lieu de finir leurs études, ont rejoint les maquis. C’est ainsi que Boualem se retrouve sur les bancs du lycée avec des garçons plus âgés et marqués par ce qu’ils ont vécu. Bachelier à 17 ans, il entre à l’école Polytechnique en 1967, institution de qualité dont les diplômes sont reconnus internationalement. Les professeurs y sont en grande majorité français, car l’ancien maître a gardé la main sur beaucoup de secteurs (les essais nucléaires, par exemple, commencés avant l’indépendance dans le Sahara, ont continué ensuite). Grâce à la rencontre d’un professeur extraordinaire, Albert Boirayon, le jeune homme s’oriente vers l’électromécanique, et sortira ingénieur de l’école en 1972. C’est l’époque où les premiers intellectuels islamistes s’implantent à Polytechnique et dans les écoles supérieures. Ils ont été formés aux États-Unis, en Angleterre. Ce sont en général d’anciens marxistes opportunément reconvertis dans l’intégrisme religieux : le monde arabe passe sans difficulté de Lénine à Allah, en vertu d’une vieille tradition tribale, puisque après tout il s’agit toujours d’obéir à un chef et de faire allégeance aux lois du clan. Les Américains ont favorisé ce transfert des intelligences locales d’une bondieuserie dans l’autre, pensant ainsi empêcher l’emprise de Moscou sur le monde arabe (favoriser Scylla dans l’espoir de piéger Charybde est une tentation à laquelle ces grands rusés cèdent depuis des lustres avec le succès que l’on sait, un peu partout sur la planète).

Imaginons un jeune homme de 23 ans, brillant élève, sans attrait particulier pour la politique, qui ne songe pas une seconde devenir un jour un écrivain reconnu. Son avenir est incertain comme celui de son pays. Je dis : imaginons, car le passé est aussi incertain que l’avenir. Après être passé par la Compagnie française de recherche et d’exploitation des pétroles au Sahara (la CREPS, très vite nationalisée), il intègre l’institut national de la productivité et du développement industriel (INPED), un institut de management sous tutelle du tout-puissant MIE (ministère de l’industrie et de l’énergie), institut qu’un de ses anciens condisciples de l’école polytechnique venait de créer à Boumerdès, en coopération avec le BIT, le bureau international du travail, et HEC-Montréal. Très vite, il dirige le centre informatique de l’Institut, sans doute le plus important d’Afrique. Après vingt-et-une années de bons et loyaux services, il quitte l’Institut, en même temps que son fondateur-directeur appelé à d’autres importantes fonctions, et rejoint le cabinet du ministre du commerce. À ce niveau, il découvre de l’intérieur le fonctionnement de la haute administration et du gouvernement, une machine politique effrayante de médiocrité, qui permet à chacun de faire son business au détriment du bien public. La situation se dégrade d’année en année. On ne va tout de même pas jusqu’à imaginer, alors, que quelques années plus tard, en 1992-1993, le pays se trouvera au bord de la cessation de paiement, qu’on y dissimulera la famine en déplaçant les stocks de farine et de semoule en fonction des urgences, que lorsque on manquera de lait pour les enfants on achètera du lait irradié à l’Ukraine pour éviter d’avoir à tirer sur les émeutiers, que l’on manquera d’eau, d’électricité… Vu de l’intérieur, l’État est un Moloch impossible à maîtriser. Devant ce constat déprimant, Sansal quitte son cabinet ministériel pour intégrer le Conseil Économique et Social en 1994. Deux ans plus tard, le jeune et brillant président du CES devient ministre de l’Industrie ; Boualem le suit et devient Directeur général de l’Industrie. Mais si jeune et brillant soit-il, le ministre (dont on apprendra plus tard qu’il était aussi totalement corrompu) doit céder la place à un islamiste relativement modéré et modérément compétent, qui bientôt s’effacera devant un véritable incompétent à la barbe mieux fournie. Au ministère, les cadres francophones (on les appelle désormais dans l’administration « le parti des chrétiens », ou « le parti des infidèles »…) vivent une période très difficile : ils hésitent entre une démission en bloc et le sabotage de la machine administrative ; certains choisiront le suicide. Mais déjà Boualem Sansal est de l’autre côté : il a publié son premier roman fracassant, puis L’enfant fou de l’arbre creux – ce qui s’appelle brûler ses vaisseaux. En mars 2003, il est renvoyé sans explications (elles ne sont pas nécessaires) et sans indemnités. Celui que Sansal baptisera Abdelaziz 1er dans Rue Darwin ne porte pas l’écrivain dans son cœur, on le comprend.

Mais qui aime les écrivains, en Algérie ? Qui peut les supporter ? Pas cette ministre de la culture, pourtant une ancienne camarade, qui au salon d’Alger refusa de parler à un écrivain perverti par l’Occident et traître à sa patrie : « Je ne serre pas la main d’un homme qui nie que notre pays compte un million et demi de martyrs ». Pas les journalistes, qui se déchaîneront contre lui notamment lors de la parution du Village de l’Allemand, certains retrouvant les vieux réflexes staliniens pour écrire plusieurs éditoriaux d’affilée afin de mettre en doute la bonne santé mentale de cette hyène dactylographe. Pas le pouvoir, qui censurera ou empêchera la circulation de plusieurs de ses livres. Même ses confrères écrivains prendront de la distance, notamment quand il sera le premier écrivain arabe à accepter de se rendre au salon du livre de Jérusalem (« Je ne suis pas en guerre contre Israël »). Il sera aussi le premier romancier, dans Le village de l’Allemand, à aborder frontalement le sujet intouchable de la Shoah – absente des programmes scolaires et des conversations, ou minimisée, voire niée. On ne lui pardonne pas non plus d’avoir, dans ce même roman, établi un parallèle argumenté entre nazisme et islamisme. Le mécanisme selon lui est identique : parti unique, pays militarisé et hystérisé à force de discours apocalyptiques sur la patrie en danger, falsification de l’histoire, invention d’ennemis et de lobbys tout-puissants (les Juifs, les Français, les Américains, et pourquoi pas les Marocains), culte du martyre, prééminence d’un guide suprême, surveillance généralisée, projets pharaoniques (telle l’immense mosquée que M. Bouteflika veut faire construire à Alger « alors que le pays compte déjà plus de minarets que d’écoles »…), matraquage idéologique (les fameuses « Constantes nationales » démontées dans Poste restante, Alger, qui proclament le caractère intrinsèquement arabe et musulman du peuple algérien), violences policières, élaboration de listes, organisations de masses disciplinées, grands rassemblements, invocation de vieux mythes raciaux… « La geste hitlérienne, constate-t-il, a toujours eu ses sympathisants en Algérie, comme d’ailleurs dans beaucoup de pays arabes et musulmans, et sans doute plus encore aujourd’hui en raison du conflit israélo-palestinien et de la guerre d’Irak ». On comprend que Le village de l’Allemand ait choqué. Aucune provocation, pourtant, dans les propos de l’écrivain, juste une lucidité douloureuse qui le force à regarder ce que personne ne veut voir, et à en faire part à sa façon.

Avant d’être assassiné par les islamistes, l’écrivain et journaliste Tahar Djaout avait écrit : « Si tu parles, tu meurs. Si tu ne parles pas, tu meurs. Alors, parle et meurs. » Boualem Sansal parle. Nous ne sommes plus au temps des massacres, et le risque aujourd’hui est moins celui de la mort, espérons-le, que de la grande solitude. Qu’importe, il parle. De son pays devenu une « prison à ciel ouvert » dont tous les jeunes rêvent de s’évader en devenant des harragas : mourir ailleurs plutôt que vivre ici. « Les vivants sont des morts qui s’ignorent, des morts qui délirent (…). Ce pays n’est pas gai ; un sortilège le maintient au plus bas de la vie, et son peuple, tributaire de ses chaînes, le hante comme un fantôme vadrouille dans sa demeure. » Comment imaginer que l’islam, dont l’emprise croissante enfonce le pays dans la nuit, pourra un jour reprendre le chemin des Lumières qui jadis fut le sien ? interroge l’écrivain, à la fois pessimiste et plus que jamais combatif. En exergue du très orwellien 2084, Sansal a placé cette phrase : « La religion fait peut-être aimer Dieu, mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité ». Rien à attendre d’Allah ni de ses égorgeurs, donc ; rien non plus du côté du pouvoir rongé par la corruption et le népotisme ; rien d’une Charte de Réconciliation qui n’a d’autre but que de couvrir les crimes des uns et des autres au cours de la décennie atroce où 200 000 Algériens auront péri pour que se perpétue le règne des affreux. Quant à la jeunesse algérienne, elle vit à côté de ses valises dans l’attente d’un départ hypothétique devenu son seul horizon. Les printemps arabes n’ont pas soulevé le pays. Quelques manifestations, menées par des femmes et des hommes de plus de cinquante ans, quelques émeutes durement réprimées… Puis rien.