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Philippe Videlier, « L’otage malchanceux »

Nous reproduisons ici ce texte de l’écrivain et historien Philippe Videlier, publié le 24 février 2025 dans la Revue politique et parlementaire (en accès libre).

L’otage malchanceux – Revue Politique et Parlementaire

« Quand on voit des hommes cultivés rester indifférents devant l’oppression et la persécution, on se demande ce qu’il faut mépriser davantage – leur cynisme ou leur myopie. »

George Orwell, La Littérature encagée, 1946.

L’otage Boualem Sansal n’a pas de chance. Vraiment. Non seulement parce qu’il a été séquestré le 16 novembre dernier à Alger par des policiers ou militaires de style barbouze pour être maintenu incomunicado. Non seulement parce que sa séquestration, tenue secrète, puis révélée par quelques entrefilets, a été revendiquée le 22 novembre dans un communiqué paranoïaque et ignoble de l’agence officielle APS – Agence Presse Service (celui faisant mention de « la France Macronito-Sioniste » et dont la première phrase était : « L’agitation comique d’une partie de la classe politique et intellectuelle française sur le cas de Boualem Sansal est une preuve supplémentaire de l’existence d’un courant ‟haineux” contre l’Algérie »). Mais surtout parce qu’un coup décisif, le premier coup médiatique, lui fut porté deux jours après le communiqué algérien, quand le 24 novembre, sur le plateau de France 5, il fut labellisé « d’extrême-droite ». C’est ce qu’on appelle dans le jeu d’échecs First Move Advantage ou avantage du trait – l’avantage inhérent à ceux qui bougent les premiers, soit avantage aux Blancs car, aux échecs, les Blancs ouvrent la partie. Il paraît que les statistiques depuis un siècle et demi au moins, prouvent que le joueur Blanc, favorisé par ce premier mouvement, gagne dans une proportion oscillant entre 52 % et 56 %, car, maîtrisant l’ouverture, il commande la stratégie.

Venant derrière le communiqué de l’Algérie, ancienne colonie, cet attribut « extrême droite » lancé à la volée contre le captif sur le petit écran d’une chaîne publique eut pour effet de tétaniser à gauche. Dans la tête de ceux qui prononcent les mots, en effet, c’est déjà une justification du sort fait à Sansal. S’insinua donc l’idée que Boualem Sansal n’était pas un ange. (Mais qui le prétendrait ? Sansal se déclarant athée militant – cela d’ailleurs lui est aussi reproché, tel un blasphème, car l’Algérie est perçue comme un pays naturellement musulman, en plus d’avoir l’islam constitutionnellement institué en religion d’État. Et vous n’allez pas donner de leçons sur la séparation de la religion et de l’État, vous, les anciens coloniaux !) Pression des mots. Et puis, pour ajouter au tableau, il y a les vociférants : « Nous ne voulons pas la guerre avec l’Algérie, c’est clair ? Ce sont nos frères, nos sœurs, nos tantes, nos grands-parents, nos amis. Y’en a assez de ce vocabulaire ! Assez de dire : ‟Nous allons riposter”. Quoi riposter ? Et qu’est-ce que tu racontes ? » Un morceau de bravoure fulminé devant son public par un chef à voix tonitruante, forme impérative de consigne aux militants qui s’y plièrent assurément et aisément. Car il paraîtrait que ceux qui s’émeuvent de la séquestration d’un écrivain et le font savoir seraient de foutus fauteurs de guerre, des zélateurs de la colonisation.

Ainsi, par intimidation, le silence s’installe autour de Sansal. Tendez l’oreille gauche !

Mais si d’aucuns s’accordent sans souci pour accoler à Sansal l’épithète « d’extrême droite », comment les mêmes caractérisent-ils le régime policier implacable qui le détient et l’enferme ? « La Mecque des révolutionnaires et de la Liberté » ? (Cela, sans rire, a été dit et proféré). Quant à la liberté, même sans majuscule, le peuple algérien sait à quoi s’en tenir, et son président pareillement, puisqu’élu à 94,65 %, score admirable, signe incontestable de liberté. Il semblerait donc que, dans l’affaire de l’emprisonnement de Boualem Sansal, la gauche ait perdu, à la manière faustienne, les débris de son âme.

Cela ramène loin en arrière.

Lorsque Alexandre Soljenitsyne fut honoré du prix Nobel de littérature, en 1970, il se trouvait en fâcheuse posture. La Pravda ne le ménageait pas. La Pravda – en français La Vérité –, journal auquel, en Union soviétique, pas une personne censée ne prêtait créance. Mais ça ne l’empêchait pas de clouer l’écrivain au pilori : « Migrant spirituel de l’intérieur », « étranger et hostile à toute la vie du peuple soviétique »… « Voici le bourbier fangeux où a roulé Soljenitsyne, exclu de l’Union des écrivains d’URSS et condamné pour son attitude indigne par l’opinion soviétique », redoublait la Pravda. Il y avait alors en Occident pas mal de gens pour acquiescer, hocher la tête, battre des mains. Soljenitsyne n’a au fond que ce qu’il mérite. On lui colla sur le râble le qualificatif de renégat, d’instrument des « menées de l’impérialisme ». Tel n’était pas l’avis, cependant, du philosophe Georg Lukács, le Hongrois dont les gens de gauche un peu âgés se souviennent comme d’une figure tutélaire, un théoricien comme il n’en n’existe plus depuis belle lurette. Pas de ceux qui marmonnent sur le mode du mantra cinq mots creux de vocabulaire nouveau inventés sur les campus. Le marxiste Lukács, en 1969, ne tarissait pas d’éloges pour le dissident soviétique Soljenitsyne : « Les deux romans qui viennent de paraître représentent en effet un sommet de la littérature universelle de ce temps. » Ancien officier de l’Armée Rouge dans la Seconde Guerre mondiale, ancien déporté des camps staliniens, mis à l’index sous Brejnev, Alexandre Soljenitsyne adressa en 1967 une lettre à l’Union des écrivains : « Tant de leçons nous apprendront-elles enfin qu’il ne faut pas arrêter la plume d’un écrivain tant qu’il est en vie ? Pas une seule fois cela n’a embelli notre histoire. » On connait la suite.

Après bien des tribulations, Alexandre Soljenitsyne, accusé de haute trahison, fut banni, expulsé d’Union soviétique en 1974, à 56 ans. Son ouvrage majeur L’Archipel du Goulag, paru à Paris, se vit taxé de « diffamation malveillante contre notre État socialiste » : « L’auteur de cette œuvre respire une haine pathologique contre le pays où il est né », glapissait-on à Moscou-la-gâteuse. Les disciples français de Brejnev, voyaient en l’auteur pas encore tiré d’affaire « non seulement l’écrivain, mais encore le pamphlétaire, l’adversaire du socialisme, le chantre d’une ‟Sainte Russie” à jamais révolue et démesurément enjolivée ». Craignant d’indisposer ses proches alliés, le Parti socialiste se contenta d’un constat : « Il reste difficile en URSS d’être un intellectuel non conformiste. » Pour le moins. Mais le nouveau Prix Nobel se montrait indocile : « Malheur au pays dont la littérature est menacée par l’intervention du pouvoir ! » prophétisait-il. Faisandée de l’intérieur, il restait à l’URSS quinze années à vivre.

Deux ans après l’exil forcé de Soljenitsyne eut lieu l’échange de la honte. Boukovski contre Corvalan. Détenu pour détenu. Luis Corvalan, secrétaire du Parti communiste chilien, contre Vladimir Boukovski, écrivain longtemps interné en hôpital psychiatrique spécial « en conformité exacte avec le Code criminel » article 70-1 (agence Tass). L’idée de ce sordide échange était sortie du cerveau vicieux de Pinochet, le général aux lunettes noires, Augusto Pinochet, artisan du coup d’État sanglant contre Salvador Allende au Chili. L’échange se déroula un jour de neige et de brouillard, le samedi 18 décembre 1976, à l’aéroport de Zurich-Kloten. Boukovski atterrit vers midi à bord d’un avion Tupolev de l’Aeroflot (on lui avait ôté les menottes à l’embarquement). Corvalan atterrit à 12 h 25 à bord d’un appareil de la Lufthansa en provenance de Santiago du Chili. Une automobile diplomatique attendait au pied de la passerelle, précédée d’une voiture de la police helvétique, pour parcourir les cinq cents mètres séparant les deux appareils. Corvalan fut chargé dans l’avion soviétique tandis que Boukovski en descendait. Le Tupolev décolla à 13 h 16 pour Moscou. Corvalan avait 60 ans, Boukovski 34. Au diapason de l’opinion, Georges Marchais jugea ce marché « lamentable ».

Avec Sansal et l’Algérie, nous sommes rendus aux temps maudits de la persécution sommaire et exemplaire des écrivains, à l’ère des marchandages lamentables. Et pour corolaires les silences coupables, une couardise considérable, la médiocre cuisine casuistique. Si cela n’est pas nouveau, en vérité les leçons d’autrefois demeurent. Georges Orwell les avait tirées après-guerre : « Rappelez-vous que la malhonnêteté et la lâcheté doivent toujours se payer. Alors ne vous imaginez pas que vous pouvez vous faire pendant des années le propagandiste lèche-bottes du régime soviétique ou de n’importe quel autre régime, et puis tout à coup retrouver un état de décence mentale. Putain un jour, putain toujours. » Certes, cette conclusion manquait d’élégance, mais elle va à l’essentiel.

Boualem Sansal n’a pas 34 ans, ni 56, ni 60. Il aurait, selon les variantes d’un état civil incertain, entre 75 et 80 ans. C’est dire combien l’avenir se joue à temps court. Cela ne rend que plus exécrable le mutisme et la passivité de ceux dont la vocation, le devoir, l’honneur, est de parler et d’agir.

Philippe Videlier
Ecrivain et historien,
Auteur de Rendez-vous à Kiev et de Quatre saisons à l’Hôtel de l’Univers (Gallimard)

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Tahar Ben Jelloun, « Je pense à toi »

Ci-dessous, une lettre adressée par le grand écrivain franco-marocain Tahar Ben Jelloun à Boualem Sansal, lettre qui a été publiée le 29 décembre 2024 dans Le Point (en accès libre).

« Je pense à toi » : lettre de Tahar Ben Jelloun à Boualem Sansal

Je pense à toi, mon cher Boualem, en ces jours où le froid s’insinue dans les os et dans les tripes.
Je pense à toi, otage d’un régime totalitaire qui n’a pas lu une seule ligne de tes œuvres romanesques.
Je pense à toi en ces moments où nous sommes nombreux à être avec toi et la clameur de nos cris devrait te parvenir malgré l’épaisseur des murs qui te retiennent prisonnier.

Ceux qui te maltraitent ne savent pas qu’aucune humanité n’est possible sans écrivains, sans créateurs, sans liberté. L’humanité serait alors sèche et nue. Elle serait creuse et rongée de l’intérieur. Cette humanité, aujourd’hui symbolisée par toi en prison, souffre, car tu n’as commis aucun crime. Tu as exprimé un fait, même pas une opinion, mais un fait attesté par l’histoire. Mais tes geôliers écrivent l’histoire à leur manière, avec déni et oubli, avec amnésie et refus du réel.

Qu’importe, aujourd’hui, tu es privé d’air et de chaleur, à l’hôpital ou à la prison, et on t’a réduit à un immense silence. Un silence qu’on entend. Il nous arrive partout et nous savons, nous percevons ce que tu endures.

Je pense à toi, mon cher Boualem, et j’écoute (par obligation) les « intellectuels » du régime, cravatés et les cheveux bien peignés, les yeux brillants de haine et de jalousie enfin assouvie, parler de toi avec des mots choisis dans une poubelle de l’histoire, te faisant passer pour « l’ennemi du peuple », alors que tu n’as jamais oublié de célébrer ce peuple, pris lui aussi dans la même opération de détournement et d’injustice.

J’ai sur ma table ton œuvre complète. Tu es un créateur, avec un imaginaire digne des plus grands écrivains d’Amérique latine, avec un univers qui est le tien et qui nous interroge sur nos faiblesses, nos oublis, nos erreurs.

Tes livres parlent pour toi en ce moment où tu es réduit au silence. Une œuvre majeure de la littérature universelle.

Ton compatriote Kateb Yacine, le plus grand poète de notre Maghreb déchiré, a lui aussi, en un autre temps, souffert de la bêtise cruelle d’un régime qui n’aime pas ses poètes, ses inventeurs, ses magnifiques raconteurs d’histoires.

Rachid Mimouni est lui aussi mort de cette cruauté qui l’avait poussé à l’exil et à l’abandon.

Tahar Djaout, l’élégance même, tué tout au début de la guerre civile de la décennie noire des années 1990. Il a été éliminé dans un vaste programme en une Algérie où « on tuait l’intelligence ».

La liste est longue de ceux qui ont perdu la vie à cause de leurs idées. Mais toi, tu vas sortir de cette prison, nous t’attendons avec impatience et détermination. Tu ne seras jamais oublié. Nous sommes nombreux à exiger ta libération. Nous sommes nombreux dans le monde à ne pas nous taire ni à céder au chantage que ce régime impopulaire exerce sur ceux qui s’adressent à lui, réclamant que tu sois libéré.

Je pense à toi, mon ami, mon frère.

À très vite, mon ami, mon frère.

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Michel Dray, « Liberté pour Boualem Sansal »

Nous reproduisons ci-dessous ce texte en accès libre, publié le 22 novembre 2024 dans la Revue politique et parlementaire. Michel Dray, historien et analyste en géopolitique méditerranéenne, s’y adresse à son ami Boualem Sansal.

Liberté pour Boualem Sansal – Revue Politique et Parlementaire

Boualem, mon ami, mon frère, quinze ans déjà que notre parcours commun a commencé. C’était au temps où le souvenir des attentats du 11 Septembre demeurait encore vivace dans les mémoires. Et depuis, le monde n’a jamais cessé de chavirer comme ces nefs des fous qui divaguaient dans le brouillard au temps jadis. Ton immense culture, ton sens de l’écoute, ta curiosité boulimique font, comme j’aime à le dire, qu’une fois s’être entretenu avec toi, on ressort plus lucide et plus déterminé.

Ta connaissance de l’islam, — je me rappelle avec quelle virtuosité et surtout avec quelle simplicité tu m’avais parlé d’Ibn Kaldhoun — et ta vision d’un monde ankylosé par notre confort matériel et intellectuel demeure des repères pour chacun de nous. Pour toi l’islamisme n’est pas je ne sais quelle théorie complotiste, mais une mémoire vive dont les braises toujours fumantes attisent aujourd’hui comme hier ta formidable volonté d’en découdre avec les totalitarismes, qu’ils soient religieux ou militaires.

Les mots que tu as imprimés dans nos consciences ne sont pas vains. C’est en leur nom, que nous appelons à ta liberté inconditionnelle et non négociable. Tu as été de tous les courages, jusqu’à ce voyage historique que tu as effectué en Israël en 2008 et que les dictateurs algériens n’ont toujours pas digéré.

Tes multiples aller-retour entre Alger et l’Europe, la France particulièrement, ne sont pas des visites touristiques. Sollicité de toute part, tu n’avais jamais une minute à toi tant ton envie de donner aux autres est grande.

Ton arrestation arbitraire provoque une véritable levée de boucliers en France mais aussi à l’étranger. Nous ne baisserons pas la garde car tu sais mieux que personne que la Liberté est une valeur précieuse qui, à tout moment, risque d’être bafouée même dans le pays de Voltaire. Athée mais très attaché à la spiritualité tu places l’Homme au-dessus de tout. En Algérie, l’Homme est au-dessous de tout. Comme tu le dis souvent, mieux vaux vivre ailleurs que mourir ici.

Nous ne savons toujours pas où tu es détenu et dans quelles conditions se passe ta détention, certainement très éprouvante et plus encore quand on a 75 ans. Aujourd’hui, alors que tu es entre les griffes d’un État voyou, tous tes lecteurs, sont vent debout car ils sont tes amis. Car ils sont tes frères.

La Cour Pénale Internationale baisse la tête et ferme les yeux : aucun mandat d’arrêt contre Tebboune, le dictateur algérien, aucune mandat d’arrêt contre Khamenei, le tyran iranien, aucun mandat d’arrêt contre les assassins talibans, aucun mandat d’arrêt contre Kim Jong-Un, le psychopathe nord-coréen. On marche sur la tête : le Qatar curieusement membre de la commission des droits de l’Homme de l’ONU, laquelle n’est plus que jamais un Machin aux ressors rouillés.Tu cesses de nous prévenir pourtant : les valeurs humanistes sont des actions résolument en baisse.

Rappelle-toi cette phrase dans le Livre de Job que tu aimes tant : « Veilleur où en est la nuit ? Je sais que du fond de ta prison tu cries « il est minuit sur le monde »

Michel Dray

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Les écrivains autour de Boualem Sansal : grande soirée de soutien à l’Institut du monde arabe

Cette soirée, organisée le 18 février 2025 et animée par François Busnel, a réuni de nombreux écrivains : Daniel Pennac, Laure Adler, Erik Orsenna, Catherine Cusset, Kamel Daoud, Karina Sainz Borgo, Catherine Cusset, Enki Bilal, Pascal Bruckner, Camille Laurens, Paule Constant, Erri de Luca, Joann Sfar, Florence Aubenas, Sylvain Tesson, Franz Olivier-Giesbert et d’autres auteurs de renom intervenant à distance : Sorj Chalandon, Robert Saviano, Amélie Nothomb, Pierre Assouline.

Revivez la soirée « Les écrivains autour de Boualem Sansal » | Institut du monde arabe

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Boualem Sansal : une question de vie

Nous remercions chaleureusement Yahia Belaskri, romancier, poète et membre du comité de rédaction de la revue annuelle Apulée, qui nous autorise à relayer ici une tribune qu’il a écrite avec Hubert Haddad et Laure Leroy, et qui a été initialement publiée dans L’Humanité du 30 janvier 2025. Il est par ailleurs à noter que le numéro 10 de la revue Apulée, qui sortira le 8 mai prochain en librairie, consacrera plusieurs pages à Boualem Sansal. 

Apulée #10 – Humanité(s) – Zulma

Aucun écrivain, aucune personne libre ne saurait être en paix avec sa conscience tant que Boualem Sansal restera emprisonné. Il n’est plus question ici d’opinions divergentes – ce n’est plus l’heure des querelles idéologiques qu’elles soient ou non légitimes – , quiconque émet publiquement la moindre réserve quant au sort du romancier algérien encourage l’arbitraire. On peut, bien à propos, citer l’auteur de 2084 La fin du monde : « La dictature n’a nul besoin d’apprendre, elle sait naturellement tout ce qu’elle doit savoir et n’a guère besoin de motif pour sévir, elle frappe au hasard, c’est là qu’est sa force, qui maximise la terreur qu’elle inspire et le respect qu’elle recueille. C’est toujours après coup que les dictateurs instruisent leurs procès, quand le condamné par avance avoue son crime et se montre reconnaissant envers son exécuteur. » 

Ne donnons pas un seul doigt de la main aux exécuteurs. Pour eux, pour leurs tribunaux d’exception, nous sommes tous passibles d’arbitraire : il suffit par exemple de se présenter tout naturellement au poste-frontière qui vous sépare de la maison d’enfance. Boualem Sansal  est né en 1949 (il n’a pas 80 ans) à Theniet El Had, ville (et non village) des monts de l’Ouarsenis. Il  n’y a pas d’âge pour devenir un autre. L’amitié confiante de Rachid Mimouni,  homme de cœur et magnifique écrivain, l’engage sur la voie littéraire, alors que, nanti d’un doctorat d’économie, Boualem faisait carrière dans l’administration ministérielle.  Enfant du peuple, Mimouni deviendra une figure exemplaire, de parole et de résistance, en pleine décennie noire, cette guerre civile issue d’un conflit d’hégémonie entre l’armée au pouvoir et le Front islamiste du Salut sorti vainqueur aux élections législatives de 1991. On égorge à tour de bras les journalistes et les poètes au coin des rues, en sus du peuple libre, hommes, femmes non voilées, familles entières, dans les villes et les campagnes. À la suite de l’exécution sommaire du poète et journaliste Tahar Djaout, un 26 mai 1993, des centaines d’intellectuels algériens furent éliminés avec une barbarie méthodique.  Les tueurs ont un mot d’ordre: « Ceux qui nous combattent par la plume périront par la lame.” Romancier inspiré d’une profonde empathie pour le petit peuple dont il sort, rigoureux critique des défaillances d’un système  politique vétuste et de la montée des intégrismes, Rachid Mimouni, vice-président d’Amnesty international, engagé  de tout son être pour la défense des libertés, est menacé de mort au même titre que son ami Tahar Djaout dont il porte un deuil inconsolable. Il se réfugiera au Maroc avec femme et enfants pour échapper à la fatwa, mais, sans doute miné par tant d’animosité, il mourra d’une hépatite aiguë en 1995. « Qui tue qui ? » se demande-t-on dans les salons parisiens. Jules Roy rapporte que la nuit de son inhumation dans la daïra de Boumerdès où Mimouni vécut, des hyènes humaines l’ont déterré et découpé en morceaux. Fort de l’exemple  et des encouragements de l’auteur de la Malédiction, Boualem s’engagera dans le métier des lettres avec cette soif de vérité qui vous taraude au sortir des années rouges et noires : guerre coloniale subie dans l’enfance, et guerre civile – en retour de quels cauchemars ? –  endurée à l’âge adulte.

Quitte à travailler à mieux s’entendre, à mettre à plat les biais cognitifs sur fond d’incompréhension tant historique que géographique, on ne juge pas le fugitif qui témoigne sans défiance, chargé des blessures incurables des siens. « Pour qui fuit, l’idée même du refuge est un danger, il y voit le piège dans lequel il finira sa course»,  peut-on lire dans Le village de l’Allemand  (2007) Qu’ on ne le juge ni ne l’oublie, car le voilà emprisonné pour lui avoir concédé la parole en son refuge sans l’avertir du piège d’irréflexion et de désinvolture qui l’attendait de ce côté de la méditerranée. Poètes, artistes, intellectuels, réclamons sans répit d’une seule voix, par toutes les voies et moyens, la libération immédiate de Boualem Sansal, homme d’écriture que nous savons en grand péril.

Hubert Haddad

Yahia Belaskri

Écrivains, animateurs de la revue  internationale de littérature et de réflexion Apulée

Laure Leroy

Directrice des Éditions Zulma