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En dialogue avec Sansal

Boualem Sansal : une question de vie

Nous remercions chaleureusement Yahia Belaskri, romancier, poète et membre du comité de rédaction de la revue annuelle Apulée, qui nous autorise à relayer ici une tribune qu’il a écrite avec Hubert Haddad et Laure Leroy, et qui a été initialement publiée dans L’Humanité du 30 janvier 2025. Il est par ailleurs à noter que le numéro 10 de la revue Apulée, qui sortira le 8 mai prochain en librairie, consacrera plusieurs pages à Boualem Sansal. 

Apulée #10 – Humanité(s) – Zulma

Aucun écrivain, aucune personne libre ne saurait être en paix avec sa conscience tant que Boualem Sansal restera emprisonné. Il n’est plus question ici d’opinions divergentes – ce n’est plus l’heure des querelles idéologiques qu’elles soient ou non légitimes – , quiconque émet publiquement la moindre réserve quant au sort du romancier algérien encourage l’arbitraire. On peut, bien à propos, citer l’auteur de 2084 La fin du monde : « La dictature n’a nul besoin d’apprendre, elle sait naturellement tout ce qu’elle doit savoir et n’a guère besoin de motif pour sévir, elle frappe au hasard, c’est là qu’est sa force, qui maximise la terreur qu’elle inspire et le respect qu’elle recueille. C’est toujours après coup que les dictateurs instruisent leurs procès, quand le condamné par avance avoue son crime et se montre reconnaissant envers son exécuteur. » 

Ne donnons pas un seul doigt de la main aux exécuteurs. Pour eux, pour leurs tribunaux d’exception, nous sommes tous passibles d’arbitraire : il suffit par exemple de se présenter tout naturellement au poste-frontière qui vous sépare de la maison d’enfance. Boualem Sansal  est né en 1949 (il n’a pas 80 ans) à Theniet El Had, ville (et non village) des monts de l’Ouarsenis. Il  n’y a pas d’âge pour devenir un autre. L’amitié confiante de Rachid Mimouni,  homme de cœur et magnifique écrivain, l’engage sur la voie littéraire, alors que, nanti d’un doctorat d’économie, Boualem faisait carrière dans l’administration ministérielle.  Enfant du peuple, Mimouni deviendra une figure exemplaire, de parole et de résistance, en pleine décennie noire, cette guerre civile issue d’un conflit d’hégémonie entre l’armée au pouvoir et le Front islamiste du Salut sorti vainqueur aux élections législatives de 1991. On égorge à tour de bras les journalistes et les poètes au coin des rues, en sus du peuple libre, hommes, femmes non voilées, familles entières, dans les villes et les campagnes. À la suite de l’exécution sommaire du poète et journaliste Tahar Djaout, un 26 mai 1993, des centaines d’intellectuels algériens furent éliminés avec une barbarie méthodique.  Les tueurs ont un mot d’ordre: « Ceux qui nous combattent par la plume périront par la lame.” Romancier inspiré d’une profonde empathie pour le petit peuple dont il sort, rigoureux critique des défaillances d’un système  politique vétuste et de la montée des intégrismes, Rachid Mimouni, vice-président d’Amnesty international, engagé  de tout son être pour la défense des libertés, est menacé de mort au même titre que son ami Tahar Djaout dont il porte un deuil inconsolable. Il se réfugiera au Maroc avec femme et enfants pour échapper à la fatwa, mais, sans doute miné par tant d’animosité, il mourra d’une hépatite aiguë en 1995. « Qui tue qui ? » se demande-t-on dans les salons parisiens. Jules Roy rapporte que la nuit de son inhumation dans la daïra de Boumerdès où Mimouni vécut, des hyènes humaines l’ont déterré et découpé en morceaux. Fort de l’exemple  et des encouragements de l’auteur de la Malédiction, Boualem s’engagera dans le métier des lettres avec cette soif de vérité qui vous taraude au sortir des années rouges et noires : guerre coloniale subie dans l’enfance, et guerre civile – en retour de quels cauchemars ? –  endurée à l’âge adulte.

Quitte à travailler à mieux s’entendre, à mettre à plat les biais cognitifs sur fond d’incompréhension tant historique que géographique, on ne juge pas le fugitif qui témoigne sans défiance, chargé des blessures incurables des siens. « Pour qui fuit, l’idée même du refuge est un danger, il y voit le piège dans lequel il finira sa course»,  peut-on lire dans Le village de l’Allemand  (2007) Qu’ on ne le juge ni ne l’oublie, car le voilà emprisonné pour lui avoir concédé la parole en son refuge sans l’avertir du piège d’irréflexion et de désinvolture qui l’attendait de ce côté de la méditerranée. Poètes, artistes, intellectuels, réclamons sans répit d’une seule voix, par toutes les voies et moyens, la libération immédiate de Boualem Sansal, homme d’écriture que nous savons en grand péril.

Hubert Haddad

Yahia Belaskri

Écrivains, animateurs de la revue  internationale de littérature et de réflexion Apulée

Laure Leroy

Directrice des Éditions Zulma