
Le village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller
Représentations du 6 au 26 juillet avec relâche les 9, 16 et 23.
Notes d’intention
- LUCA FRANCESCHI, Metteur en scène
« Les frères Schiller perdent leurs parents dans des conditions dramatiques : ils se font massacrer dans leur petit village algérien. C’est en enquêtant sur cet assassinat que l’aîné découvre le passé du père Schiller. » Boualem Sansal ne se fait guère d’illusions : « Je sais que le chemin sera long avant que mon roman atteigne ses destinataires. Dans dix ou quinze ans, peut-être produira-t-il ses effets ». Avant d’ajouter, d’un ton grave : « Comme il me faudra beaucoup de temps avant que je sorte de ce roman. Je me demande même d’ailleurs si un jour on peut en sortir…»
Adapter au théâtre le roman Le Village de l’allemand ou le journal des frères Schiller de Boualem Sansal, après Le Quatrième Mur de Sorj Chalandon, est un pari fou mais sérieux et engagé. L’auteur pose un regard sur la société, le monde d’aujourd’hui et de demain. Chaque réflexion ou situation vient remuer nos consciences. Avec des descriptions riches de sensations et d’émotions palpables, des atmosphères fortes, des ambiances et des personnages soignés dans les moindres détails, il nous invite à revivre le voyage des deux frères dans leur recherche d’identité. Il pose également la question de la culpabilité des enfants des criminels de guerre.
Avec eux on parcourt l’espace pour remonter le temps, de Paris en Algérie en passant par la Turquie, Le Caire, l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne ; on revit trois épisodes ô combien importants de notre histoire : la Shoah, la guerre civile des années 1990 en Algérie et la situation de vie dans de nombreuses banlieues françaises. À partir de cette écriture incisive et réaliste, adapter ce roman, c’est aussi démontrer ce que le théâtre peut apporter au vivre ensemble, c’est donner vie à ces personnages, des ambiances autour de thèmes extrêmement forts, leur donner une existence, une force du quotidien. Pour pouvoir transposer cela au théâtre, nous avons choisi d’alterner le récit entre l’interprétation des personnages et des situations présentées et une mise en lecture de certains passages, sciemment choisis, de chacun des journaux des deux frères Schiller, Rachel et Malrich. Deux acteurs sont les interprètes des frères Schiller, ils sont les porteurs de leurs réflexions, de leurs émotions, de leurs questionnements ; quand quatre autres comédiens ont la charge de représenter tout ce qu’ils affrontent durant leur périple. Grâce à une sobriété de jeu absolue, une simplicité dans les décors et les costumes, une utilisation méthodique de l’espace de jeu, disséqué par une approche sensible de sa mise en lumière, les spectateurs sont invités à un voyage émotionnel intense qui, dans le plus grand respect du roman de Boualem Sansal, laisse la place à l’introspection et à l’analyse personnelle des thèmes traités par chacun.
Peut-on assumer l’héritage du vécu de son père, la Shoah ? Peut-on comprendre l’esprit qui circule encore dans certains quartiers de banlieues françaises et d‘ailleurs ? Pourquoi la guerre civile en Algérie du début des années 1990 ? Comment mettre en miroir ces thématiques avec le monde actuel, son évolution, quand parallèlement il faut laisser au public ses propres ressentis, ses questionnements, pour mieux comprendre qui nous sommes au milieu de tout cela ? Cette confrontation au réel dans le respect du passé, à l’être humain, dans son aberration, sa capacité à juger ou à essayer de comprendre… Comme un combat contre l’oubli, l’amnésie, le négationnisme pour laisser place à la transmission de la mémoire…
- THIERRY AUZER, Directeur artistique de la compagnie les Asphodèles du colibri
En 2008, lors d’une soirée littéraire à Lyon animée par Abraham Bengio, j’ai rencontré pour la première fois Boualem Sansal. Cet homme, d’une sérénité et d’une profondeur remarquables, répondait inlassablement aux questions du modérateur et des participants. Fasciné, je lui ai fait part de mon admiration et lui ai proposé de participer à un événement dédié à la langue française et à la francophonie, le « Forum international des caravanes francophones ». Sa réponse m’a marqué : « Je ne suis pas francophone, mais écrivain de langue française. » Il m’a tendu un papier avec ses coordonnées, ajoutant : « Écrivez-moi, je vous répondrai. »
Je l’ai fait, il est venu, et depuis, nos échanges n’ont jamais cessé.
Cela fait maintenant douze ans que nos discussions nourrissent ma réflexion et que sa pensée m’enrichit. Avec lui, j’ai découvert tant de choses et vécu des moments inoubliables. En 2020, pendant le confinement, en relisant Le Village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller, je lui ai demandé s’il accepterait que j’en réalise une adaptation théâtrale. Sa réponse m’a touché : « Adapter Le Village de l’Allemand est une idée géniale. Plusieurs petites adaptations ont été faites, notamment par une troupe de l’université de Thessalonique, que j’ai beaucoup aimée, et d’autres en France, moins réussies. J’espère que tu pourras concrétiser ce projet. Je suis prêt à t’aider, et je pense que Gallimard ne s’opposera pas à céder les droits. Ce sera une belle occasion de nous voir plus souvent. »
Cette nouvelle résonne profondément en moi. Cette création s’inscrit dans un moment charnière de notre histoire, marquant les trente ans de ma compagnie et mon entrée dans l’âge des cartes Vermeil. Je souhaite que chaque spectateur puisse se reconnaître dans ce miroir que Boualem Sansal nous tend, un miroir reflétant ces quatre-vingt-dix dernières années, un monde empli de questions restées sans réponse, où la responsabilité collective demeure un enjeu central.
L’écriture de Boualem, par son rythme quasi théâtral et son intensité dialoguée, donne vie à des personnages ancrés dans leur époque. Sa capacité à soutenir leurs propos avec force et justesse en fait une matière idéale pour la scène. Ce projet vise à rappeler que chacun a un rôle à jouer, que l’on ne peut simplement dire « c’est l’autre », mais qu’il faut accepter de porter sa part de responsabilité. C’est un voyage magnifique, lucide mais porteur d’espoir, pour imaginer le monde de demain avec détermination.