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En dialogue avec Sansal

Guy Dugas, « Je l’ai nommé, cet ingénu / J’ai dit Boualem Sansal / Et j’ai dit : Liberté »

Le texte qui va suivre est la contribution inédite qu’a apportée Guy Dugas à la journée d’étude « Boualem Sansal et la littérature mondiale » (ENS de Lyon, 14 mars 2025), et qu’il a offert aux membres du collectif Littérature et liberté. Nous l’en remercions chaleureusement.

Guy Dugas est professeur émérite de Littérature générale et comparée (domaine méditerranéen), après avoir officié plus de 15 ans dans le monde arabe (Tunisie, Maroc et Yémen), puis dans les universités Paris XII et Montpellier III. Il est spécialiste des expressions minoritaires dans le monde arabo-musulman, auteur d’une thèse pionnière sur La Littérature judéo-maghrébine d’expression française (Paris, L’Harmattan, 1991).
Il est aussi l’auteur d’une somme anthologique sur les francophonies maghrébines : Maroc, les Villes impériales (1996, rééd 1999,2002 et 2007), Algérie. Un Rêve de fraternité (1998 rééd 2003), Algérie. Les romans de la guerre (2004) et Tunisie. Rêve de partages (2005) – édit Omnibus.
Guy Dugas a installé à la BU de l’université Montpellier III le Fonds Patrimoine méditerranéen, le plus important fonds d’archives littéraires sur l’aire méditerranéenne conservé dans une université française (archives d’Armand Guibert, Emmanuel Roblès, Jean-Pierre Millecam, Albert Memmi, journal L’Effort algérien,…). Il s’est attaqué en 2008, sans concours ni rétribution, à une édition critique et génétique de l’œuvre intégrale d’Albert Memmi.

Chers collègues, chers amis,

Vous voilà donc réunis pour célébrer l’œuvre d’un écrivain, à l’heure où celui-ci croupit depuis quatre mois, presque jour pour jour, dans une prison sinistre d’un pays dont nous sommes, vous comme moi, hélas si proches ! Un homme violemment enlevé puis encabané sans que sa famille, ses amis, son avocat, en sachent à ce jour davantage sur son état de santé, son moral, les avancées de la maladie dont il est affligé.

Je dis un écrivain

Je dis une prison

Et je dis un pays,

Sans énoncer de noms,

Je condamne et je clame ici

Liberté d’expression !

Avec cet écrivain, je n’ai jamais entretenu les liens de proximité qu’ont avec lui certains d’entre vous. En toute sincérité, je n’ai pas toujours apprécié ses prises de position, mais je n’ai pas à juger de ses affinités électives : je suis un universitaire et un critique ; à ce titre j’ai lu certaines de ses œuvres – c’est tout, et c’est sans doute bien peu. Mais il y a tout juste dix ans, pour s’exclamer « Je suis Charlie », comme l’ont fait des millions de Français, fallait-il spécialement apprécier les caricatures – souvent outrancières, il faut bien l’avouer – commises dans ce journal ?

 Liberté d’expression, d’une rive à l’autre de la Méditerranée, Pour les artistes, les écrivains, les journalistes. Un point c’est tout. Sans complaisance et sans manichéisme.

Car ce que je demande à l’Algérie, je le demande également à la France où une chaîne de radio s’est récemment permis de suspendre l’un de ses chroniqueurs pour des propos jugés excessifs (mais peut-être pas tant que cela) sur ce même pays et sur le drame historique que nous lui avons fait vivre en l’annexant il y a près de deux siècles.

N’est-ce pas le même drame que nous a fait vivre l’Allemagne en 1939-1945, dont Oradour-sur-Glane demeure l’un des stigmates indélébiles, comme le sont dans la mémoire algérienne les enfumades de Cavaignac et Bugeaud, les villages rasés par Saint Arnaud, les répressions en Kabylie après la révolte de 1871 ou à Sétif et Guelma en 1945.

Mais pour autant, moins de trois ans après Oradour, la France et l’Allemagne n’ont-elles pas su renouer le contact brisé par le nazisme ? Pour finalement faire l’Europe ensemble en moins de dix ans. Pourquoi faut-il que près de deux siècles après la prise d’Alger et plus de 60 ans après l’Indépendance nous en soyons encore à ne partager que vieilles rancunes et vains désirs de revanche ?

Je vous laisse donc vous interroger sur les « identités meurtrières » (A. Maalouf) et autres « rentes mémorielles »…. Quant à moi, un écrivain m’obsède ; un écrivain qui, en épigraphe à l’un de ses romans – celui qui, précisément évoque le mieux de tels paradoxes – déclare ingénument :

« Il y a des parallèles dangereux qui pourraient me valoir des ennuis. Je m’en fiche, ce que j’avais à dire, je l’ai dit, point, et je signe : Malrich Schiller [alias Boualem Sansal] ».

Je l’ai nommé, cet ingénu

J’ai dit Boualem Sansal

Et j’ai dit : Liberté.

Guy DUGAS (ITEM-CNRS)