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Hélé Béji, « La patrie perdue de Boualem Sansal »

Ci-dessous, ce très beau texte de l’écrivaine tunisienne Hélé Béji, publié le 23 novembre 2024 dans L’Obs (en accès libre).

“La patrie perdue de Boualem Sansal”, par Hélé Béji

Je crois qu’on ferait une grave erreur si l’on défendait Boualem Sansal comme un auteur qui serait le porte-flambeau de l’Occident « avancé », contre le monde musulman « arriéré ». C’est un contresens très fâcheux que font les médias dans leur ensemble, de part et d’autre de la Méditerranée. Chacun montant sur ses ergots et réarmant « nos » valeurs contre les « leurs ». Même si Boualem, dans ses entretiens radiophoniques, se laisse emporter par cette facilité, cette polémique dérisoire n’a rien à voir avec son œuvre. Celle-ci est bien au-dessus. La force de son esprit, l’intensité de son écriture, la hauteur de son regard, cet imaginaire de tendresse qui vous pénètre quand vous le lisez, est au-delà de toute appartenance culturelle. Boualem n’écrit ni comme un Algérien, ni comme un Français, ni comme un arabe, ni comme un musulman, ni comme un anti-musulman, ni comme un Oriental, ni comme un Occidental. Il écrit comme un poète dont l’immensité passe toutes les frontières des préjugés, des hypocrisies, des mensonges. Magie qui transcende la prophétie divine pour la condition tragique et sensuelle du genre humain, le récit de sa lutte contre l’épouvante d’être son propre bourreau, la pulsion absurde de s’autodétruire.

La plupart de ses laudateurs ou de ses accusateurs ne l’ont pas lu, j’en suis persuadée. Ils ont happé ici où là quelques formules qui les heurtent ou au contraire les ravissent, en les ramenant à leurs stéréotypes. Et les voilà s’étrillant et tirant les défunts de la guerre d’Algérie de leurs ossements, en les déterrant, en organisant cette bataille funèbre de squelettes qui s’empoignent dans la poussière du cimetière de l’histoire comme des zombies aux orbites noires.

Non, ce n’est pas ça, Boualem Sansal. Boualem écrit la musique déchirée de ceux que l’histoire a écrasés, que ce soit la tragédie coloniale ou les dérèglements postcoloniaux. La morale de Boualem est l’étincelle de la quête du bonheur dans des contrées toujours accablées des obscurs fantômes des crimes que l’histoire leur a réservés, et de l’impuissance d’en briser le sort.

La musique de Boualem n’est ni celle de l’Orient, ni celle de l’Occident. Elle est celle de l’échec humain de l’émancipation que l’on avait crue si proche pourtant dans l’épopée des peuples décolonisés. Toute sa prose est ciselée dans cette souffrance dont le thème n’a rien à voir avec un quelconque slogan idéologique. Chez Boualem, il n’y a aucune défaite ni victoire des deux acteurs de l’histoire, la France et l’Algérie. Boualem, c’est quelque sanglot de la vraie patrie où ni l’une ni l’autre ne sont dignes d’être représentées. La patrie pure et douce d’une Algérie invisible au commun des mortels, et d’une France où la fibre littéraire se dénature dans le cliché nationaliste de la « trahison des clercs », comme dirait Julien Benda.

Il suffit de lire n’importe quel texte de Boualem pour éprouver au fond de notre gorge cet amour infini pour l’Algérie, qui traverse sa prose où frémit le passé, le présent, le futur d’une vie, la sienne, dans une fêlure bouleversante entre son être et son pays natal. Il y a dans cette passion entre lui et cette terre, un miracle d’inspiration qui l’a toujours empêché de vivre ailleurs. Il perdrait la source de son génie. Ce sont les personnages de ce peuple supplicié qui animent la férocité suave de son regard, de ses images, de ses paysages. Le pacte créateur, le lien entre l’Algérie et lui est si fort qu’il en tire une grandeur secrète, mêlée de lucidité douce-amère. Quel que soit le désespoir chez Boualem, un hymne lyrique chuchote les notes d’une patrie rêvée dans ses heures sombres, sur les cordes pudiques de son esprit supérieur et enjoué. En le lisant, notre cœur bondit dans le ramage de son récit épique, acerbe et miséricordieux. Chez lui se mêlent la colère et la compassion en une chimie unique, miraculeuse, où le pardon humain perce la croûte inhumaine du châtiment. Sa prose est la caresse cruelle de son regard sur la vérité d’une société, dont il apparaît comme le plus humble de ses habitants dépossédés de leur dignité, leur joie, leur créativité. Mais il les connaît, il décrit leur vitalité et leur amour de soi sous le mépris, étouffé par des discours qui ne sont d’aucun secours pour la misère quotidienne, mais au contraire l’entretiennent et l’exploitent. En fait sa puissance littéraire est faite de cette vénération pour une patrie perdue, abandonnée des siens, avec un chagrin mêlé du sens de sa beauté profonde et limpide, sans pouvoir en faire le deuil.

La satire comme bonté

Derrière une atmosphère de massacre, toujours un appel d’innocence. Derrière la chute, la rédemption. Par-delà les masques de l’Appareil, comme il l’appelle, le visage inaltéré de l’instinct de bonté des plus humbles. La satire de Boualem est la forme irrésistible de sa bonté. Et sa liberté est la révolte de son cœur solidaire des victimes, par-delà l’injustice des puissants. L’obscurantisme le hante. Mais c’est l’obscurantisme de l’oppression, quel que soit l’argument qu’elle avance, nationaliste, partisan, chauvin, religieux, fanatique. Le fanatisme que combat Boualem n’est pas d’ordre religieux, mais d’ordre politique, quand celui-ci transforme la croyance en une prison obtuse, celle de la pérennité sauvage de ceux qui ont fait l’indépendance, pour se l’approprier en totalité, en effaçant les libérations qu’elle incarnait.

Les romans de Boualem ne sont que l’épopée délicate et douloureuse de cette conscience humaine qui court sous la foule, sous la jungle, avec l’élégance agile et souple d’un élan de félin, dont le flair instinctif est un désir cosmique de vivre et de dire, avec un talent poétique éblouissant. Ceux qui l’accusent de trahison et d’antipatriotisme n’ont rien compris, car ils ne l’ont jamais lu. Et ceux qui l’encensent comme un héraut de leur fantasme de « civilisation » font le pire des contresens de la civilisation elle-même. Ils ne l’ont pas lu non plus, mais ils ont juste parcouru quelques-unes de ses déclarations en y piochant ce qui leur plaisait d’entendre.

Non, Boualem n’est ni de ceux-ci, ni de ceux-là. Son étoffe est d’une autre nature, l’exquise lumière d’un cœur conscient. Il n’appartient ni à la thèse, ni à l’antithèse. Son écriture est cette composition de merveilleux et de sordide qu’on trouve dans les romans russes, qui rejoint avec une sensibilité meurtrie la condition inférieure de ceux qui ont été floués en servitude, dans l’ombre d’une histoire criminelle dont personne n’a encore fait le procès. Il tente avec une vocation romanesque nonpareille en Afrique du Nord, d’en souligner les difformités, en laissant toujours échapper sous les grimaces de la froideur, de la laideur, sa fascinante complicité radieuse avec ceux qui, sans le savoir, dans leur être rustique et démuni, sont les inspirateurs merveilleux et les dépositaires inconscients de son génie.

Quand Boualem est arrêté, c’est le cœur pensant et souffrant de sa patrie, dont la voix tenue, enfantine, claire tinte comme une flûte enchantée dans ses livres, qui s’arrête tout simplement de battre.

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Louis-Philippe Dalembert, « Je n’aspire qu’à une chose : la liberté pour l’ami Sansal »

Nous reproduisons ce texte inédit de l’écrivain et poète (prix Goncourt de la poésie 2024) Louis-Philippe Dalembert, en accès libre, publié le 21 décembre 2024 sur le site de la RTBF.

Louis-Philippe Dalembert, prix Goncourt de la poésie 2024 : ‘Je n’aspire qu’à une chose : la liberté pour l’ami Boualem Sansal’ – RTBF Actus

L’année 2024 s’achève, et on en gardera sans doute un sentiment en demi-teinte ; pour ne pas dire désastreux. La faute, entre autres, à la télévision, à Internet, aux réseaux sociaux qui ne cessent de nous abreuver des mauvaises nouvelles du monde. Une horreur chasse l’autre, et on n’en finit pas de redemander notre dose quotidienne, voire horaire, ou carrément sans
interruption, pour les plus dépendants. Au bout du compte, soit on traîne une éternelle déprime ; soit on les relègue dans le champ du virtuel, croyant se protéger ainsi, sans réussir toutefois à débrancher entièrement.

Et puis, un jour, voilà qu’une de ces informations vient s’adresser à nous au premier chef. Haïtien vivant en grande partie à l’étranger, j’ai été saturé ces dernières années de ces nouvelles venues du pays. Aussi ai-je choisi de vous parler plutôt d’autre chose : l’arrestation, le 16 novembre dernier, de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal. Cela fait plus d’un mois maintenant que Boualem est retenu en détention dans son pays natal, l’Algérie, et sa demande de remise en liberté rejetée par les autorités. Essayiste, romancier, grand prix du roman de l’Académie française, traduit dans de nombreuses langues, il a été incarcéré pour « atteintes à la sûreté de l’État », sans que l’on sache
exactement en quoi consistent ces atteintes. À la vérité, son emprisonnement ne répond à aucun chef d’accusation précis, sinon sa liberté de parole vis-à-vis du pouvoir algérien.

C’est juste inadmissible qu’un homme, une femme en général, et un écrivain en particulier, soit emprisonné, sous quelques cieux que ce soient, à cause de ses propos. Des propos, dans le cas de Boualem Sansal, avec lesquels je ne suis pas toujours d’accord d’ailleurs et dont nous avons eu quelquefois l’occasion de  discuter, pas plus tard que cet été, à Sainte-Lucie de Tallane en Corse.
Ce qui est plus rageant encore, c’est de savoir l’écrivain pris en otage entre deux États, l’Algérie et la France, qui n’en finissent pas de régler leurs comptes postcoloniaux. Tout se passe comme si l’auteur du Village de l’Allemand en était une victime collatérale, selon l’expression perverse trop souvent utilisée pour désigner le massacre de populations civiles dans les conflits armés. De même, on a l’impression qu’il est devenu, en France, un enjeu idéologique entre la gauche et la droite, entre intellectuels progressistes et conservateurs –
d’autres diraient peut-être réactionnaires –, incapables de mettre de côté leurs clivages, « pour un instant, pour un instant seulement », comme chante Brel ; en tout cas, sans arrière-pensée tendancieuse. Simple question de décence, aurais-je envie de dire.

Personnellement, je n’aspire qu’à une chose : la liberté pour le collègue et l’ami Boualem Sansal. En cette fin d’année 2024, et à l’aube de la nouvelle, que nous souhaitons toutes et tous moins catastrophique, ce sont mes vœux les plus ardents pour Boualem et pour sa famille.

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Philippe Videlier, « L’otage malchanceux »

Nous reproduisons ici ce texte de l’écrivain et historien Philippe Videlier, publié le 24 février 2025 dans la Revue politique et parlementaire (en accès libre).

L’otage malchanceux – Revue Politique et Parlementaire

« Quand on voit des hommes cultivés rester indifférents devant l’oppression et la persécution, on se demande ce qu’il faut mépriser davantage – leur cynisme ou leur myopie. »

George Orwell, La Littérature encagée, 1946.

L’otage Boualem Sansal n’a pas de chance. Vraiment. Non seulement parce qu’il a été séquestré le 16 novembre dernier à Alger par des policiers ou militaires de style barbouze pour être maintenu incomunicado. Non seulement parce que sa séquestration, tenue secrète, puis révélée par quelques entrefilets, a été revendiquée le 22 novembre dans un communiqué paranoïaque et ignoble de l’agence officielle APS – Agence Presse Service (celui faisant mention de « la France Macronito-Sioniste » et dont la première phrase était : « L’agitation comique d’une partie de la classe politique et intellectuelle française sur le cas de Boualem Sansal est une preuve supplémentaire de l’existence d’un courant ‟haineux” contre l’Algérie »). Mais surtout parce qu’un coup décisif, le premier coup médiatique, lui fut porté deux jours après le communiqué algérien, quand le 24 novembre, sur le plateau de France 5, il fut labellisé « d’extrême-droite ». C’est ce qu’on appelle dans le jeu d’échecs First Move Advantage ou avantage du trait – l’avantage inhérent à ceux qui bougent les premiers, soit avantage aux Blancs car, aux échecs, les Blancs ouvrent la partie. Il paraît que les statistiques depuis un siècle et demi au moins, prouvent que le joueur Blanc, favorisé par ce premier mouvement, gagne dans une proportion oscillant entre 52 % et 56 %, car, maîtrisant l’ouverture, il commande la stratégie.

Venant derrière le communiqué de l’Algérie, ancienne colonie, cet attribut « extrême droite » lancé à la volée contre le captif sur le petit écran d’une chaîne publique eut pour effet de tétaniser à gauche. Dans la tête de ceux qui prononcent les mots, en effet, c’est déjà une justification du sort fait à Sansal. S’insinua donc l’idée que Boualem Sansal n’était pas un ange. (Mais qui le prétendrait ? Sansal se déclarant athée militant – cela d’ailleurs lui est aussi reproché, tel un blasphème, car l’Algérie est perçue comme un pays naturellement musulman, en plus d’avoir l’islam constitutionnellement institué en religion d’État. Et vous n’allez pas donner de leçons sur la séparation de la religion et de l’État, vous, les anciens coloniaux !) Pression des mots. Et puis, pour ajouter au tableau, il y a les vociférants : « Nous ne voulons pas la guerre avec l’Algérie, c’est clair ? Ce sont nos frères, nos sœurs, nos tantes, nos grands-parents, nos amis. Y’en a assez de ce vocabulaire ! Assez de dire : ‟Nous allons riposter”. Quoi riposter ? Et qu’est-ce que tu racontes ? » Un morceau de bravoure fulminé devant son public par un chef à voix tonitruante, forme impérative de consigne aux militants qui s’y plièrent assurément et aisément. Car il paraîtrait que ceux qui s’émeuvent de la séquestration d’un écrivain et le font savoir seraient de foutus fauteurs de guerre, des zélateurs de la colonisation.

Ainsi, par intimidation, le silence s’installe autour de Sansal. Tendez l’oreille gauche !

Mais si d’aucuns s’accordent sans souci pour accoler à Sansal l’épithète « d’extrême droite », comment les mêmes caractérisent-ils le régime policier implacable qui le détient et l’enferme ? « La Mecque des révolutionnaires et de la Liberté » ? (Cela, sans rire, a été dit et proféré). Quant à la liberté, même sans majuscule, le peuple algérien sait à quoi s’en tenir, et son président pareillement, puisqu’élu à 94,65 %, score admirable, signe incontestable de liberté. Il semblerait donc que, dans l’affaire de l’emprisonnement de Boualem Sansal, la gauche ait perdu, à la manière faustienne, les débris de son âme.

Cela ramène loin en arrière.

Lorsque Alexandre Soljenitsyne fut honoré du prix Nobel de littérature, en 1970, il se trouvait en fâcheuse posture. La Pravda ne le ménageait pas. La Pravda – en français La Vérité –, journal auquel, en Union soviétique, pas une personne censée ne prêtait créance. Mais ça ne l’empêchait pas de clouer l’écrivain au pilori : « Migrant spirituel de l’intérieur », « étranger et hostile à toute la vie du peuple soviétique »… « Voici le bourbier fangeux où a roulé Soljenitsyne, exclu de l’Union des écrivains d’URSS et condamné pour son attitude indigne par l’opinion soviétique », redoublait la Pravda. Il y avait alors en Occident pas mal de gens pour acquiescer, hocher la tête, battre des mains. Soljenitsyne n’a au fond que ce qu’il mérite. On lui colla sur le râble le qualificatif de renégat, d’instrument des « menées de l’impérialisme ». Tel n’était pas l’avis, cependant, du philosophe Georg Lukács, le Hongrois dont les gens de gauche un peu âgés se souviennent comme d’une figure tutélaire, un théoricien comme il n’en n’existe plus depuis belle lurette. Pas de ceux qui marmonnent sur le mode du mantra cinq mots creux de vocabulaire nouveau inventés sur les campus. Le marxiste Lukács, en 1969, ne tarissait pas d’éloges pour le dissident soviétique Soljenitsyne : « Les deux romans qui viennent de paraître représentent en effet un sommet de la littérature universelle de ce temps. » Ancien officier de l’Armée Rouge dans la Seconde Guerre mondiale, ancien déporté des camps staliniens, mis à l’index sous Brejnev, Alexandre Soljenitsyne adressa en 1967 une lettre à l’Union des écrivains : « Tant de leçons nous apprendront-elles enfin qu’il ne faut pas arrêter la plume d’un écrivain tant qu’il est en vie ? Pas une seule fois cela n’a embelli notre histoire. » On connait la suite.

Après bien des tribulations, Alexandre Soljenitsyne, accusé de haute trahison, fut banni, expulsé d’Union soviétique en 1974, à 56 ans. Son ouvrage majeur L’Archipel du Goulag, paru à Paris, se vit taxé de « diffamation malveillante contre notre État socialiste » : « L’auteur de cette œuvre respire une haine pathologique contre le pays où il est né », glapissait-on à Moscou-la-gâteuse. Les disciples français de Brejnev, voyaient en l’auteur pas encore tiré d’affaire « non seulement l’écrivain, mais encore le pamphlétaire, l’adversaire du socialisme, le chantre d’une ‟Sainte Russie” à jamais révolue et démesurément enjolivée ». Craignant d’indisposer ses proches alliés, le Parti socialiste se contenta d’un constat : « Il reste difficile en URSS d’être un intellectuel non conformiste. » Pour le moins. Mais le nouveau Prix Nobel se montrait indocile : « Malheur au pays dont la littérature est menacée par l’intervention du pouvoir ! » prophétisait-il. Faisandée de l’intérieur, il restait à l’URSS quinze années à vivre.

Deux ans après l’exil forcé de Soljenitsyne eut lieu l’échange de la honte. Boukovski contre Corvalan. Détenu pour détenu. Luis Corvalan, secrétaire du Parti communiste chilien, contre Vladimir Boukovski, écrivain longtemps interné en hôpital psychiatrique spécial « en conformité exacte avec le Code criminel » article 70-1 (agence Tass). L’idée de ce sordide échange était sortie du cerveau vicieux de Pinochet, le général aux lunettes noires, Augusto Pinochet, artisan du coup d’État sanglant contre Salvador Allende au Chili. L’échange se déroula un jour de neige et de brouillard, le samedi 18 décembre 1976, à l’aéroport de Zurich-Kloten. Boukovski atterrit vers midi à bord d’un avion Tupolev de l’Aeroflot (on lui avait ôté les menottes à l’embarquement). Corvalan atterrit à 12 h 25 à bord d’un appareil de la Lufthansa en provenance de Santiago du Chili. Une automobile diplomatique attendait au pied de la passerelle, précédée d’une voiture de la police helvétique, pour parcourir les cinq cents mètres séparant les deux appareils. Corvalan fut chargé dans l’avion soviétique tandis que Boukovski en descendait. Le Tupolev décolla à 13 h 16 pour Moscou. Corvalan avait 60 ans, Boukovski 34. Au diapason de l’opinion, Georges Marchais jugea ce marché « lamentable ».

Avec Sansal et l’Algérie, nous sommes rendus aux temps maudits de la persécution sommaire et exemplaire des écrivains, à l’ère des marchandages lamentables. Et pour corolaires les silences coupables, une couardise considérable, la médiocre cuisine casuistique. Si cela n’est pas nouveau, en vérité les leçons d’autrefois demeurent. Georges Orwell les avait tirées après-guerre : « Rappelez-vous que la malhonnêteté et la lâcheté doivent toujours se payer. Alors ne vous imaginez pas que vous pouvez vous faire pendant des années le propagandiste lèche-bottes du régime soviétique ou de n’importe quel autre régime, et puis tout à coup retrouver un état de décence mentale. Putain un jour, putain toujours. » Certes, cette conclusion manquait d’élégance, mais elle va à l’essentiel.

Boualem Sansal n’a pas 34 ans, ni 56, ni 60. Il aurait, selon les variantes d’un état civil incertain, entre 75 et 80 ans. C’est dire combien l’avenir se joue à temps court. Cela ne rend que plus exécrable le mutisme et la passivité de ceux dont la vocation, le devoir, l’honneur, est de parler et d’agir.

Philippe Videlier
Ecrivain et historien,
Auteur de Rendez-vous à Kiev et de Quatre saisons à l’Hôtel de l’Univers (Gallimard)

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Tahar Ben Jelloun, « Je pense à toi »

Ci-dessous, une lettre adressée par le grand écrivain franco-marocain Tahar Ben Jelloun à Boualem Sansal, lettre qui a été publiée le 29 décembre 2024 dans Le Point (en accès libre).

« Je pense à toi » : lettre de Tahar Ben Jelloun à Boualem Sansal

Je pense à toi, mon cher Boualem, en ces jours où le froid s’insinue dans les os et dans les tripes.
Je pense à toi, otage d’un régime totalitaire qui n’a pas lu une seule ligne de tes œuvres romanesques.
Je pense à toi en ces moments où nous sommes nombreux à être avec toi et la clameur de nos cris devrait te parvenir malgré l’épaisseur des murs qui te retiennent prisonnier.

Ceux qui te maltraitent ne savent pas qu’aucune humanité n’est possible sans écrivains, sans créateurs, sans liberté. L’humanité serait alors sèche et nue. Elle serait creuse et rongée de l’intérieur. Cette humanité, aujourd’hui symbolisée par toi en prison, souffre, car tu n’as commis aucun crime. Tu as exprimé un fait, même pas une opinion, mais un fait attesté par l’histoire. Mais tes geôliers écrivent l’histoire à leur manière, avec déni et oubli, avec amnésie et refus du réel.

Qu’importe, aujourd’hui, tu es privé d’air et de chaleur, à l’hôpital ou à la prison, et on t’a réduit à un immense silence. Un silence qu’on entend. Il nous arrive partout et nous savons, nous percevons ce que tu endures.

Je pense à toi, mon cher Boualem, et j’écoute (par obligation) les « intellectuels » du régime, cravatés et les cheveux bien peignés, les yeux brillants de haine et de jalousie enfin assouvie, parler de toi avec des mots choisis dans une poubelle de l’histoire, te faisant passer pour « l’ennemi du peuple », alors que tu n’as jamais oublié de célébrer ce peuple, pris lui aussi dans la même opération de détournement et d’injustice.

J’ai sur ma table ton œuvre complète. Tu es un créateur, avec un imaginaire digne des plus grands écrivains d’Amérique latine, avec un univers qui est le tien et qui nous interroge sur nos faiblesses, nos oublis, nos erreurs.

Tes livres parlent pour toi en ce moment où tu es réduit au silence. Une œuvre majeure de la littérature universelle.

Ton compatriote Kateb Yacine, le plus grand poète de notre Maghreb déchiré, a lui aussi, en un autre temps, souffert de la bêtise cruelle d’un régime qui n’aime pas ses poètes, ses inventeurs, ses magnifiques raconteurs d’histoires.

Rachid Mimouni est lui aussi mort de cette cruauté qui l’avait poussé à l’exil et à l’abandon.

Tahar Djaout, l’élégance même, tué tout au début de la guerre civile de la décennie noire des années 1990. Il a été éliminé dans un vaste programme en une Algérie où « on tuait l’intelligence ».

La liste est longue de ceux qui ont perdu la vie à cause de leurs idées. Mais toi, tu vas sortir de cette prison, nous t’attendons avec impatience et détermination. Tu ne seras jamais oublié. Nous sommes nombreux à exiger ta libération. Nous sommes nombreux dans le monde à ne pas nous taire ni à céder au chantage que ce régime impopulaire exerce sur ceux qui s’adressent à lui, réclamant que tu sois libéré.

Je pense à toi, mon ami, mon frère.

À très vite, mon ami, mon frère.

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Michel Dray, « Liberté pour Boualem Sansal »

Nous reproduisons ci-dessous ce texte en accès libre, publié le 22 novembre 2024 dans la Revue politique et parlementaire. Michel Dray, historien et analyste en géopolitique méditerranéenne, s’y adresse à son ami Boualem Sansal.

Liberté pour Boualem Sansal – Revue Politique et Parlementaire

Boualem, mon ami, mon frère, quinze ans déjà que notre parcours commun a commencé. C’était au temps où le souvenir des attentats du 11 Septembre demeurait encore vivace dans les mémoires. Et depuis, le monde n’a jamais cessé de chavirer comme ces nefs des fous qui divaguaient dans le brouillard au temps jadis. Ton immense culture, ton sens de l’écoute, ta curiosité boulimique font, comme j’aime à le dire, qu’une fois s’être entretenu avec toi, on ressort plus lucide et plus déterminé.

Ta connaissance de l’islam, — je me rappelle avec quelle virtuosité et surtout avec quelle simplicité tu m’avais parlé d’Ibn Kaldhoun — et ta vision d’un monde ankylosé par notre confort matériel et intellectuel demeure des repères pour chacun de nous. Pour toi l’islamisme n’est pas je ne sais quelle théorie complotiste, mais une mémoire vive dont les braises toujours fumantes attisent aujourd’hui comme hier ta formidable volonté d’en découdre avec les totalitarismes, qu’ils soient religieux ou militaires.

Les mots que tu as imprimés dans nos consciences ne sont pas vains. C’est en leur nom, que nous appelons à ta liberté inconditionnelle et non négociable. Tu as été de tous les courages, jusqu’à ce voyage historique que tu as effectué en Israël en 2008 et que les dictateurs algériens n’ont toujours pas digéré.

Tes multiples aller-retour entre Alger et l’Europe, la France particulièrement, ne sont pas des visites touristiques. Sollicité de toute part, tu n’avais jamais une minute à toi tant ton envie de donner aux autres est grande.

Ton arrestation arbitraire provoque une véritable levée de boucliers en France mais aussi à l’étranger. Nous ne baisserons pas la garde car tu sais mieux que personne que la Liberté est une valeur précieuse qui, à tout moment, risque d’être bafouée même dans le pays de Voltaire. Athée mais très attaché à la spiritualité tu places l’Homme au-dessus de tout. En Algérie, l’Homme est au-dessous de tout. Comme tu le dis souvent, mieux vaux vivre ailleurs que mourir ici.

Nous ne savons toujours pas où tu es détenu et dans quelles conditions se passe ta détention, certainement très éprouvante et plus encore quand on a 75 ans. Aujourd’hui, alors que tu es entre les griffes d’un État voyou, tous tes lecteurs, sont vent debout car ils sont tes amis. Car ils sont tes frères.

La Cour Pénale Internationale baisse la tête et ferme les yeux : aucun mandat d’arrêt contre Tebboune, le dictateur algérien, aucune mandat d’arrêt contre Khamenei, le tyran iranien, aucun mandat d’arrêt contre les assassins talibans, aucun mandat d’arrêt contre Kim Jong-Un, le psychopathe nord-coréen. On marche sur la tête : le Qatar curieusement membre de la commission des droits de l’Homme de l’ONU, laquelle n’est plus que jamais un Machin aux ressors rouillés.Tu cesses de nous prévenir pourtant : les valeurs humanistes sont des actions résolument en baisse.

Rappelle-toi cette phrase dans le Livre de Job que tu aimes tant : « Veilleur où en est la nuit ? Je sais que du fond de ta prison tu cries « il est minuit sur le monde »

Michel Dray

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Boualem Sansal : une question de vie

Nous remercions chaleureusement Yahia Belaskri, romancier, poète et membre du comité de rédaction de la revue annuelle Apulée, qui nous autorise à relayer ici une tribune qu’il a écrite avec Hubert Haddad et Laure Leroy, et qui a été initialement publiée dans L’Humanité du 30 janvier 2025. Il est par ailleurs à noter que le numéro 10 de la revue Apulée, qui sortira le 8 mai prochain en librairie, consacrera plusieurs pages à Boualem Sansal. 

Apulée #10 – Humanité(s) – Zulma

Aucun écrivain, aucune personne libre ne saurait être en paix avec sa conscience tant que Boualem Sansal restera emprisonné. Il n’est plus question ici d’opinions divergentes – ce n’est plus l’heure des querelles idéologiques qu’elles soient ou non légitimes – , quiconque émet publiquement la moindre réserve quant au sort du romancier algérien encourage l’arbitraire. On peut, bien à propos, citer l’auteur de 2084 La fin du monde : « La dictature n’a nul besoin d’apprendre, elle sait naturellement tout ce qu’elle doit savoir et n’a guère besoin de motif pour sévir, elle frappe au hasard, c’est là qu’est sa force, qui maximise la terreur qu’elle inspire et le respect qu’elle recueille. C’est toujours après coup que les dictateurs instruisent leurs procès, quand le condamné par avance avoue son crime et se montre reconnaissant envers son exécuteur. » 

Ne donnons pas un seul doigt de la main aux exécuteurs. Pour eux, pour leurs tribunaux d’exception, nous sommes tous passibles d’arbitraire : il suffit par exemple de se présenter tout naturellement au poste-frontière qui vous sépare de la maison d’enfance. Boualem Sansal  est né en 1949 (il n’a pas 80 ans) à Theniet El Had, ville (et non village) des monts de l’Ouarsenis. Il  n’y a pas d’âge pour devenir un autre. L’amitié confiante de Rachid Mimouni,  homme de cœur et magnifique écrivain, l’engage sur la voie littéraire, alors que, nanti d’un doctorat d’économie, Boualem faisait carrière dans l’administration ministérielle.  Enfant du peuple, Mimouni deviendra une figure exemplaire, de parole et de résistance, en pleine décennie noire, cette guerre civile issue d’un conflit d’hégémonie entre l’armée au pouvoir et le Front islamiste du Salut sorti vainqueur aux élections législatives de 1991. On égorge à tour de bras les journalistes et les poètes au coin des rues, en sus du peuple libre, hommes, femmes non voilées, familles entières, dans les villes et les campagnes. À la suite de l’exécution sommaire du poète et journaliste Tahar Djaout, un 26 mai 1993, des centaines d’intellectuels algériens furent éliminés avec une barbarie méthodique.  Les tueurs ont un mot d’ordre: « Ceux qui nous combattent par la plume périront par la lame.” Romancier inspiré d’une profonde empathie pour le petit peuple dont il sort, rigoureux critique des défaillances d’un système  politique vétuste et de la montée des intégrismes, Rachid Mimouni, vice-président d’Amnesty international, engagé  de tout son être pour la défense des libertés, est menacé de mort au même titre que son ami Tahar Djaout dont il porte un deuil inconsolable. Il se réfugiera au Maroc avec femme et enfants pour échapper à la fatwa, mais, sans doute miné par tant d’animosité, il mourra d’une hépatite aiguë en 1995. « Qui tue qui ? » se demande-t-on dans les salons parisiens. Jules Roy rapporte que la nuit de son inhumation dans la daïra de Boumerdès où Mimouni vécut, des hyènes humaines l’ont déterré et découpé en morceaux. Fort de l’exemple  et des encouragements de l’auteur de la Malédiction, Boualem s’engagera dans le métier des lettres avec cette soif de vérité qui vous taraude au sortir des années rouges et noires : guerre coloniale subie dans l’enfance, et guerre civile – en retour de quels cauchemars ? –  endurée à l’âge adulte.

Quitte à travailler à mieux s’entendre, à mettre à plat les biais cognitifs sur fond d’incompréhension tant historique que géographique, on ne juge pas le fugitif qui témoigne sans défiance, chargé des blessures incurables des siens. « Pour qui fuit, l’idée même du refuge est un danger, il y voit le piège dans lequel il finira sa course»,  peut-on lire dans Le village de l’Allemand  (2007) Qu’ on ne le juge ni ne l’oublie, car le voilà emprisonné pour lui avoir concédé la parole en son refuge sans l’avertir du piège d’irréflexion et de désinvolture qui l’attendait de ce côté de la méditerranée. Poètes, artistes, intellectuels, réclamons sans répit d’une seule voix, par toutes les voies et moyens, la libération immédiate de Boualem Sansal, homme d’écriture que nous savons en grand péril.

Hubert Haddad

Yahia Belaskri

Écrivains, animateurs de la revue  internationale de littérature et de réflexion Apulée

Laure Leroy

Directrice des Éditions Zulma

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Jean-Marie Laclavetine : Rue Darwin, roman de « la formation de l’écrivain »

Jean-Marie Laclavetine, romancier et éditeur de Boualem Sansal, nous autorise à reproduire la préface qu’il a écrite pour l’anthologie de Boualem Sansal : Romans (1999-2011), Gallimard, « Quarto », 2015.

Nous publions ici la troisième et dernière partie de cette préface, où il est question de Rue Darwin, roman reflétant « la formation de l’écrivain » Boualem Sansal.

[1ère partie] [2e partie]

Si Le village de l’Allemand est le roman qui rassemble d’une façon à la fois claire et bouleversante les thèmes fondamentaux de l’œuvre, Rue Darwin en donne des clés plus intimes. Dans le premier, Sansal fait courir ses fils narratifs dans l’histoire récente, de la montée du nazisme à aujourd’hui, à travers l’Europe et le Maghreb en plein désarroi, entraînant le lecteur dans un récit qui culmine avec la visite d’un jeune Algérien à Auschwitz. Tout y est dit des difficultés et des impasses où se trouve l’Occident au début du 21ème siècle, et il n’est pas surprenant que ce roman ait connu un écho international aussi fort. Dans le second, le romancier révèle l’incroyable histoire de son enfance. Yazid, le narrateur, est né comme l’auteur en 1949 au fin fond de l’Atlas – les éléments autobiographiques sont ici innombrables, mais la littérature est un miroir aux effets parfois volontairement trompeurs. La flamboyante Djéda, grand-mère de Yazid, héritière de la tribu des Kadri, a fait fortune dans le commerce à partir de son fief villageois ― fortune dont le point de départ fut le florissant bordel jouxtant la maison familiale. Elle a des propriétés partout en Algérie et en France (même à Vichy, où elle a logé le Maréchal dans une de ses maisons pendant la guerre). Elle est en cheville avec les militaires français aussi bien qu’avec les chaouchs algériens. Yazid est le fils de Farroudja, une des prostituées du grand lupanar aux allures de phalanstère possédé par Lalla Sadia. Celle-ci a un fils, Kader, marié mais stérile. Lorsque Kader meurt dans un accident de voiture, la grand-mère confisque Yazid à la jeune Farroudja pour l’offrir à la veuve de son fils. Farroudja est expédiée à Alger, et Yazid grandira loin d’elle au village, dans l’ignorance de son origine. La veuve de Kader, ne supportant pas l’emprise de sa belle-mère, abandonnera à son tour le village où elle laisse Yazid. Il y grandira comme une herbe folle. Farroudja, sept ans plus tard, va organiser avec succès l’enlèvement de son fils. Il vient vivre avec elle à Alger, rue Darwin, à deux pas du domicile qui fut celui d’Albert Camus et de sa mère, dans un quartier où « cinquante nationalités vivent les unes sur les autres ». Après l’enfance radieuse et choyée dans la bourgade rurale où tout ou presque appartenait à Djéda, loin du phalanstère grouillant et chaleureux commence une nouvelle vie. Comme tant d’autres gosses, Yazid participera à la bataille d’Alger en portant des messages et en accomplissant de petites missions. Boualem Sansal évoque avec bonheur cette période où, comme son personnage, il s’est senti libre soudain, « indépendant avant l’indépendance ». La ville en bataille est un terrain de jeux. Mais la guerre commence à diviser les populations qui jusque-là vivaient en bonne entente, y compris les enfants. Manifestations énormes, quotidiennes, attentats, combats de rue… L’enfance s’achève dans le fracas des armes.

Rue Darwin offre d’innombrables croisements entre la réalité biographique et l’invention romanesque. C’est le roman où se raconte la formation de l’écrivain. La formidable figure de Djéda domine le récit, très proche de ce qu’elle fut dans la vie. Lalla Sadia, une des plus grandes fortunes d’Algérie, n’a pas été inquiétée par le FLN après l’indépendance, malgré ses accointances avec le colonisateur. Il faut dire qu’elle y a mis du sien : lorsque Ben Bella lance une collecte d’or pour assurer la création du dinar, tandis que la population pleine de ferveur apporte les bijoux de famille, Djéda fait don de cinq quintaux d’or au nouvel état, qu’elle remet en mains propres et en grande pompe au Président. Moyennant quoi elle finira tranquillement ses jours dans son palais d’Hydra, ancienne demeure de la jeune et ravissante Ranavalona III, reine de Madagascar jadis exilée par Galliéni. Ce palais sera bientôt récupéré par un notable du FLN, prénommé Abdelaziz… Ainsi, comme dans Le Guépard, il faut que tout change pour que rien ne change.

L’autre femme essentielle, dans le roman comme dans la vie, c’est bien sûr la mère. Elle fait l’objet d’une authentique vénération de la part de l’écrivain. Elle était dans la réalité la fille d’un militaire d’Oran, rigoriste, pro-français, champion de gymnastique. À dix-sept ans elle tombe amoureuse d’un jeune oisif fortuné, pianiste à ses heures, fils de la fameuse Djéda décrite dans Rue Darwin. Il a trente ans, et cet amour déplaît dans les deux familles : la jeune fille vit en ville, elle est « française » (c’est-à-dire « infidèle »), cultivée, ce qui n’inspire guère confiance chez une femme ; quant à lui, il incarne pour sa future belle-famille l’Algérie rétrograde et paresseuse des clichés coloniaux. L’union se fera malgré tout, contre l’avis des familles. La jeune fille part au lointain village, et le drame se produit : son mari meurt accidentellement peu après la naissance de Boualem. Djéda s’empare de l’enfant, chasse la mère qui débarque à Alger et se retrouve rue Darwin dans une chambrette prêtée par le rabbin local. Elle trouve un emploi de femme de ménage à l’hôpital Mustapha, rencontre un homme très doux père de plusieurs enfants. Elle en aura d’autres avec lui. C’est ainsi que Boualem, lorsqu’elle mourra, battra le rappel de ses frères et sœurs à peine connus dispersés à travers le monde, comme Yazid au début de Rue Darwin.

Le motif de la double maternité revient souvent dans l’œuvre de Sansal. Ainsi, dans L’enfant fou de l’arbre creux, Pierre apprend qu’il n’est pas le fils de sa mère, mais d’une autre femme, Aïcha. Comment ne pas voir là, au-delà de la biographie de l’auteur lui-même, l’image d’une inguérissable douleur identitaire, d’un déchirement commun à tous les Algériens, qui ont en quelque sorte deux mères ? Cette double filiation mystérieuse, secrète, honteuse parfois, faute de pouvoir être vécue sereinement, rend l’estime de soi problématique. Parlant des deux pays, Yazid dit que « tous deux ont failli à l’honneur de la guerre et de la paix, la honte est une gangrène, elle ne guérit pas, elle se propage, il faut couper toujours plus haut et un jour nous serons forcés de trancher à la gorge pour nous guérir du péché originel. » D’un côté comme de l’autre de la Méditerranée, l’abandon de la jeunesse aux discours des extrémistes musulmans a des conséquences visibles à l’œil nu. Dans Le Village de l’Allemand, Malrich parle ainsi de la banlieue française où il habite : « Peu à peu nous oublions que nous vivons en France, à une demi heure de Paris, et nous découvrons que les valeurs qu’elle proclame à la face du monde n’ont en réalité cours que dans le discours officiel. (…) Tout ce que nous nous interdisons en tant qu’hommes et citoyens français, les islamistes se le permettent (…) À ce train, parce que nos parents sont trop pieux et nos gamins trop naïfs, la cité sera bientôt une république islamique parfaitement constituée. Vous devrez alors lui faire la guerre si vous voulez seulement la contenir dans ses frontières actuelles. »

« Ma formation », dit-il, « et le contexte historique ont donné à mon travail cette forme particulière. Durant toutes ces années de jeunesse, lorsque nous discutions entre étudiants, avec les pieds rouges ou avec mon ami Rachid Mimouni, nous ne parlions que de l’Algérie, du choix d’un modèle… Mais tous les choix ont été faits par le pouvoir, et nous voilà étrangers dans notre propre pays ».

Boualem Sansal ne dit pas ces mots au hasard. Un épisode de sa vie est particulièrement révélateur de ce sentiment d’étrangeté, et de ses conséquences. Dans sa jeunesse, l’écrivain a rencontré une jeune Tchèque au cours d’un de ces voyages d’été que les républiques socialistes organisaient volontiers. Ils se sont mariés, et elle est venue vivre avec lui en Algérie après avoir surmonté toutes sortes de difficultés administratives. Ils ont eu deux filles, Nanny et Sabine. Un jour, allant chercher Nanny à l’école, Boualem ne la trouve pas à la sortie. Affolé, il interroge d’autres élèves, cherche partout, court le quartier en vain. Puis il revient vers l’école et tombe sur une file d’enfants qui arrive, menée par un homme barbu en tenue traditionnelle. Nanny est parmi eux. Il questionne l’accompagnateur, et apprend que ces enfants reviennent de la mosquée. La directrice de l’école, sommée de s’expliquer, répond sèchement qu’un programme religieux a été mis en place pour les enfants de couples mixtes. Les parents n’en ont pas été prévenus. C’en est trop : ils retirent Nanny de l’école, on l’envoie à Prague, où sa sœur et sa mère la rejoindront. Commence pour Boualem une période d’allers et retours incessants en Tchécoslovaquie. La famille n’y survivra pas, brisée comme tant d’autres par l’ordre étriqué mis en place par un pouvoir peu à peu gagné par le fondamentalisme islamique. De nombreux couples mixtes ont ainsi vu leurs vies brisées. Les femmes étrangères étaient considérées comme un danger pour la société musulmane. Soit elles acceptaient de se convertir et de se voiler, soit elles étaient réprimées, expulsées. Celles qui travaillaient étaient victimes de fatwas, assassinées parfois. La plupart ont fini par quitter le pays. C’est la source d’innombrables drames familiaux, d’autant que les enfants n’étaient pas toujours autorisés à suivre leur mère. On a assisté au fil des ans à une hémorragie des intellectuels et des gens cultivés, qui préféraient l’exil à l’étouffoir.

Dès lors il ne reste que l’écriture. Dès son premier roman Boualem Sansal a imposé la puissance d’une littérature écrite « à la lumière des Lumières », portée par le miracle d’une langue réinventée. « En Algérie, nous sommes analphabètes trilingues : nous avons perdu le français à cause de l’arabisation forcée, l’arabe est peu ou mal enseigné, nous avons perdu le kabyle et nos langues ancestrales. » Le seul langage qui reste à la plupart, c’est la violence. Le romancier, lui, dispose de la langue, cette langue exaltée, magnifiée par la solitude rougeoyante de la forge où se forment les phrases, cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge selon Baudelaire. En lui se côtoient la colère et la fraternité. De sa voix puissante et généreuse, l’écrivain libéré de toute contrainte, marqué par des pertes douloureuses, fait de livre en livre l’inventaire de l’Algérie postcoloniale avec sa verve inimitable, sa truculence joyeuse, ses énumérations drolatiques, ses dialogues emportés d’ivrognes pas si fous qu’ils n’en ont l’air (Dis-moi le Paradis), ses morceaux de bravoure hilarants et caustiques, sa fureur joyeuse, ses plaintes déchirantes (Lamia, dans Harraga, se désolant de voir tous ces jeunes gens brûler la route, brûler leurs vies : « A-t-on idée d’aller mourir loin de sa tombe ? »…), ses hymnes à la gloire de la splendide Alger, ses recherches scrupuleuses sur l’islam, sur l’histoire du FLN et de ses ramifications, tout cela formant un chant de tristesse et d’amour sans équivalent dans la littérature francophone d’Afrique du Nord. Il y élabore des fresques baroques qui nous entraînent dans les parages de Carlo Emilio Gadda, de José Lezama Lima, de Céline ou de Rabelais, faisant à notre langue le cadeau d’une jeunesse neuve. Le voilà : enflammé, drôle, féroce, courageux, tel que nous avons appris à le connaître. Rien d’étonnant à ce que ses livres soient lus comme ils ont été écrits : avec passion.

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Jean-Marie Laclavetine : l’itinéraire de Boualem Sansal, « Je me suis mis à écrire comme on enfile une tenue de combat »

Jean-Marie Laclavetine, romancier et éditeur de Boualem Sansal, nous autorise à reproduire la préface qu’il a écrite pour l’anthologie de Boualem Sansal : Romans (1999-2011), Gallimard, « Quarto », 2015.

Nous publions ici la seconde partie de cette préface, où il est question de l’itinéraire de Boualem Sansal : « Je me suis mis à écrire comme on enfile une tenue de combat ».
[1ère partie] [3e partie]

Boualem Sansal aurait pu rester un haut fonctionnaire consciencieux et austère. Cependant au fil des ans il a vu son pays s’enfoncer dans la gabegie et la corruption, s’enivrer de légendes héroïques délibérément truquées. Il en a souffert en silence jusqu’à l’assassinat de Mohamed Boudiaf en 1992. Comme beaucoup d’Algériensdu Serment des barbares, roman procédant à l’« autopsie du pays aimé, cette Algérie morte sous le mensonge »…, il avait déposé son espoir dans cet homme honnête, intransigeant, membre fondateur du FLN, adepte de la modernité et ennemi de la corruption, maintenu pendant près de trente ans en exil jusqu’à ce que le pouvoir désemparé le fasse revenir afin qu’il prenne la présidence du Haut Comité d’État, suite à l’annulation des élections gagnées par le FIS. « J’ai cru en cet homme et sa mort a été pour moi un choc terrible », raconte Sansal dans un entretien avec un journaliste algérien. « Je me suis mis à écrire comme on enfile une tenue de combat ». Durant les dix ans sinistres qui s’annoncent, plus un livre en français ne circulera dans ce pays qui était jusque là le plus grand marché du livre francophone. L’ennui et la peur régneront. Chacun se terrera chez soi, les conversations téléphoniques entre amis se borneront à un « Alors, toujours vivant ? » désabusé. Du moins ce marasme sanglant sera-t-il propice à l’écriture : beaucoup, dans leur déréliction, en exil ou au pays, se mettent à écrire.

Ainsi naît Le serment des Barbares. Jusque-là, Boualem Sansal avait en mains tous les atouts d’une carrière réussie – si tant est que dans ce pays il puisse y avoir une trajectoire tranquille et prévisible. Sa vie est à l’image d’une Algérie chaotique, lumineuse, couverte de plaies mal fermées et malgré tout vivante.

Il entre très jeune au lycée, alors que ses camarades ont plusieurs années de plus : beaucoup ont été contraints de suivre la consigne de « grève de la jeunesse » donnée par le FLN. Aujourd’hui, Boualem Sansal pense que si le plan Lacoste avait été appliqué, qui prévoyait d’ouvrir massivement les écoles et les universités aux Algériens, bien des atrocités auraient ensuite pu être évitées. Selon lui, le FLN a tout fait pour empêcher l’avènement d’une nouvelle classe intellectuelle. Le FLN décapité après la bataille d’Alger a fait le choix du terrorisme, du massacre de civils, et de retirer les enfants algériens des écoles françaises. De nombreux étudiants et lycéens, au lieu de finir leurs études, ont rejoint les maquis. C’est ainsi que Boualem se retrouve sur les bancs du lycée avec des garçons plus âgés et marqués par ce qu’ils ont vécu. Bachelier à 17 ans, il entre à l’école Polytechnique en 1967, institution de qualité dont les diplômes sont reconnus internationalement. Les professeurs y sont en grande majorité français, car l’ancien maître a gardé la main sur beaucoup de secteurs (les essais nucléaires, par exemple, commencés avant l’indépendance dans le Sahara, ont continué ensuite). Grâce à la rencontre d’un professeur extraordinaire, Albert Boirayon, le jeune homme s’oriente vers l’électromécanique, et sortira ingénieur de l’école en 1972. C’est l’époque où les premiers intellectuels islamistes s’implantent à Polytechnique et dans les écoles supérieures. Ils ont été formés aux États-Unis, en Angleterre. Ce sont en général d’anciens marxistes opportunément reconvertis dans l’intégrisme religieux : le monde arabe passe sans difficulté de Lénine à Allah, en vertu d’une vieille tradition tribale, puisque après tout il s’agit toujours d’obéir à un chef et de faire allégeance aux lois du clan. Les Américains ont favorisé ce transfert des intelligences locales d’une bondieuserie dans l’autre, pensant ainsi empêcher l’emprise de Moscou sur le monde arabe (favoriser Scylla dans l’espoir de piéger Charybde est une tentation à laquelle ces grands rusés cèdent depuis des lustres avec le succès que l’on sait, un peu partout sur la planète).

Imaginons un jeune homme de 23 ans, brillant élève, sans attrait particulier pour la politique, qui ne songe pas une seconde devenir un jour un écrivain reconnu. Son avenir est incertain comme celui de son pays. Je dis : imaginons, car le passé est aussi incertain que l’avenir. Après être passé par la Compagnie française de recherche et d’exploitation des pétroles au Sahara (la CREPS, très vite nationalisée), il intègre l’institut national de la productivité et du développement industriel (INPED), un institut de management sous tutelle du tout-puissant MIE (ministère de l’industrie et de l’énergie), institut qu’un de ses anciens condisciples de l’école polytechnique venait de créer à Boumerdès, en coopération avec le BIT, le bureau international du travail, et HEC-Montréal. Très vite, il dirige le centre informatique de l’Institut, sans doute le plus important d’Afrique. Après vingt-et-une années de bons et loyaux services, il quitte l’Institut, en même temps que son fondateur-directeur appelé à d’autres importantes fonctions, et rejoint le cabinet du ministre du commerce. À ce niveau, il découvre de l’intérieur le fonctionnement de la haute administration et du gouvernement, une machine politique effrayante de médiocrité, qui permet à chacun de faire son business au détriment du bien public. La situation se dégrade d’année en année. On ne va tout de même pas jusqu’à imaginer, alors, que quelques années plus tard, en 1992-1993, le pays se trouvera au bord de la cessation de paiement, qu’on y dissimulera la famine en déplaçant les stocks de farine et de semoule en fonction des urgences, que lorsque on manquera de lait pour les enfants on achètera du lait irradié à l’Ukraine pour éviter d’avoir à tirer sur les émeutiers, que l’on manquera d’eau, d’électricité… Vu de l’intérieur, l’État est un Moloch impossible à maîtriser. Devant ce constat déprimant, Sansal quitte son cabinet ministériel pour intégrer le Conseil Économique et Social en 1994. Deux ans plus tard, le jeune et brillant président du CES devient ministre de l’Industrie ; Boualem le suit et devient Directeur général de l’Industrie. Mais si jeune et brillant soit-il, le ministre (dont on apprendra plus tard qu’il était aussi totalement corrompu) doit céder la place à un islamiste relativement modéré et modérément compétent, qui bientôt s’effacera devant un véritable incompétent à la barbe mieux fournie. Au ministère, les cadres francophones (on les appelle désormais dans l’administration « le parti des chrétiens », ou « le parti des infidèles »…) vivent une période très difficile : ils hésitent entre une démission en bloc et le sabotage de la machine administrative ; certains choisiront le suicide. Mais déjà Boualem Sansal est de l’autre côté : il a publié son premier roman fracassant, puis L’enfant fou de l’arbre creux – ce qui s’appelle brûler ses vaisseaux. En mars 2003, il est renvoyé sans explications (elles ne sont pas nécessaires) et sans indemnités. Celui que Sansal baptisera Abdelaziz 1er dans Rue Darwin ne porte pas l’écrivain dans son cœur, on le comprend.

Mais qui aime les écrivains, en Algérie ? Qui peut les supporter ? Pas cette ministre de la culture, pourtant une ancienne camarade, qui au salon d’Alger refusa de parler à un écrivain perverti par l’Occident et traître à sa patrie : « Je ne serre pas la main d’un homme qui nie que notre pays compte un million et demi de martyrs ». Pas les journalistes, qui se déchaîneront contre lui notamment lors de la parution du Village de l’Allemand, certains retrouvant les vieux réflexes staliniens pour écrire plusieurs éditoriaux d’affilée afin de mettre en doute la bonne santé mentale de cette hyène dactylographe. Pas le pouvoir, qui censurera ou empêchera la circulation de plusieurs de ses livres. Même ses confrères écrivains prendront de la distance, notamment quand il sera le premier écrivain arabe à accepter de se rendre au salon du livre de Jérusalem (« Je ne suis pas en guerre contre Israël »). Il sera aussi le premier romancier, dans Le village de l’Allemand, à aborder frontalement le sujet intouchable de la Shoah – absente des programmes scolaires et des conversations, ou minimisée, voire niée. On ne lui pardonne pas non plus d’avoir, dans ce même roman, établi un parallèle argumenté entre nazisme et islamisme. Le mécanisme selon lui est identique : parti unique, pays militarisé et hystérisé à force de discours apocalyptiques sur la patrie en danger, falsification de l’histoire, invention d’ennemis et de lobbys tout-puissants (les Juifs, les Français, les Américains, et pourquoi pas les Marocains), culte du martyre, prééminence d’un guide suprême, surveillance généralisée, projets pharaoniques (telle l’immense mosquée que M. Bouteflika veut faire construire à Alger « alors que le pays compte déjà plus de minarets que d’écoles »…), matraquage idéologique (les fameuses « Constantes nationales » démontées dans Poste restante, Alger, qui proclament le caractère intrinsèquement arabe et musulman du peuple algérien), violences policières, élaboration de listes, organisations de masses disciplinées, grands rassemblements, invocation de vieux mythes raciaux… « La geste hitlérienne, constate-t-il, a toujours eu ses sympathisants en Algérie, comme d’ailleurs dans beaucoup de pays arabes et musulmans, et sans doute plus encore aujourd’hui en raison du conflit israélo-palestinien et de la guerre d’Irak ». On comprend que Le village de l’Allemand ait choqué. Aucune provocation, pourtant, dans les propos de l’écrivain, juste une lucidité douloureuse qui le force à regarder ce que personne ne veut voir, et à en faire part à sa façon.

Avant d’être assassiné par les islamistes, l’écrivain et journaliste Tahar Djaout avait écrit : « Si tu parles, tu meurs. Si tu ne parles pas, tu meurs. Alors, parle et meurs. » Boualem Sansal parle. Nous ne sommes plus au temps des massacres, et le risque aujourd’hui est moins celui de la mort, espérons-le, que de la grande solitude. Qu’importe, il parle. De son pays devenu une « prison à ciel ouvert » dont tous les jeunes rêvent de s’évader en devenant des harragas : mourir ailleurs plutôt que vivre ici. « Les vivants sont des morts qui s’ignorent, des morts qui délirent (…). Ce pays n’est pas gai ; un sortilège le maintient au plus bas de la vie, et son peuple, tributaire de ses chaînes, le hante comme un fantôme vadrouille dans sa demeure. » Comment imaginer que l’islam, dont l’emprise croissante enfonce le pays dans la nuit, pourra un jour reprendre le chemin des Lumières qui jadis fut le sien ? interroge l’écrivain, à la fois pessimiste et plus que jamais combatif. En exergue du très orwellien 2084, Sansal a placé cette phrase : « La religion fait peut-être aimer Dieu, mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité ». Rien à attendre d’Allah ni de ses égorgeurs, donc ; rien non plus du côté du pouvoir rongé par la corruption et le népotisme ; rien d’une Charte de Réconciliation qui n’a d’autre but que de couvrir les crimes des uns et des autres au cours de la décennie atroce où 200 000 Algériens auront péri pour que se perpétue le règne des affreux. Quant à la jeunesse algérienne, elle vit à côté de ses valises dans l’attente d’un départ hypothétique devenu son seul horizon. Les printemps arabes n’ont pas soulevé le pays. Quelques manifestations, menées par des femmes et des hommes de plus de cinquante ans, quelques émeutes durement réprimées… Puis rien.

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Jean-Marie Laclavetine : Le Serment des Barbares, « autopsie du pays aimé »

Jean-Marie Laclavetine, romancier et éditeur de Boualem Sansal, nous autorise à reproduire la préface qu’il a écrite pour l’anthologie de Boualem Sansal : Romans (1999-2011), Gallimard, « Quarto », 2015.

Nous publions ici la première partie de cette préface, où il est question du Serment des barbares, roman procédant à l’« autopsie du pays aimé, cette Algérie morte sous le mensonge »…
[2e partie] [3e partie]

« Le cimetière n’a plus cette sérénité qui savait recevoir le respect, apaiser les douleurs, exhorter à une vie meilleure. Il est une plaie béante, un charivari irrémédiable ; on excave à la pelle mécanique, on enfourne à la chaîne, on s’agglutine à perte de vue. Les hommes meurent comme des mouches, la terre les gobe, rien n’a de sens »… Je me souviens précisément du jour où j’ai lu ces premières phrases du Serment des Barbares, paquet de feuilles confié en 1999 par un inconnu à la poste algérienne pour arriver quelques jours plus tard entre mes mains. Sans doute le manuscrit avait-il cheminé à bord d’un de ces vieux autocars Chausson que l’on voit circuler à faible allure dans le roman, « transportant plus de bobards et de fausses alarmes que d’honnêtes voyageurs ». Je n’ai pas oublié ma surprise grandissante au fil des pages, ni l’enthousiasme qui m’a envahi au fur et à mesure que je me laissais emporter par le torrent de cette prose animée de remous vertigineux, de pétillements soudains, de grands ressacs de rage noire. Les trouvailles stylistiques fusaient en continu dans un débordement de verve pantagruélienne et donnaient tout leur élan à l’histoire. Les critiques cinglantes ou cocasses n’épargnaient ni le régime en place, ni les islamistes, ni la société algérienne dans son ensemble. Recevoir un tel manuscrit est, dans la vie d’un éditeur, un cadeau inoubliable. Le Serment des barbares se démarquait du lyrisme habituel aux littératures maghrébines dans ce vingtième siècle agonisant, pleines des cris de douleur des populations opprimées, des chants du désespoir, des larmes de l’exil, des cris de la terreur. Il ne cédait rien à la nostalgie ni à la plainte, et puisait autant chez Voltaire, Diderot et Rabelais qu’à la source des traditions orientales, offrant au lecteur un mélange unique, savoureux, violent, empli d’une force comique incomparable que seule la colère pouvait lui avoir donné.

C’est ainsi que les lecteurs français ont découvert Rouiba, la glorieuse Cité des Fleurs qui autrefois croulait sous les muscats, les jasmins et les lauriers, désormais métamorphosée par une politique invertébrée en un cloaque industriel sans forme ni logique : Rouiba la déchue, Rouiba la triste et la pouilleuse, verrue cancéreuse sur le flanc oriental de la capitale avec ses grands domaines agricoles jadis prospères transformés en terrains vagues où « quelques moutons portant leur poids de boue séchée et de vermine broutent papiers et épluchures », Rouiba noyée sous le béton de bidonvilles labyrinthiques, Rouiba l’insensée où se cristallisent les folies de l’Algérie nouvelle. La ville est située à mi-chemin entre Alger et Boumerdès où vivait alors, et où vit toujours, l’auteur du Serment des Barbares. Lorsqu’il écrivait ce roman, Boualem Sansal occupait un poste important au ministère de l’Industrie, et parcourait chaque jour les quarante-cinq kilomètres qui séparaient sa maison de son lieu de travail, roulant à une allure folle pour échapper aux barrages du GIA ou de quelque autre clique de barbus sanguinaires ou de bandits en uniforme. Le gouvernement avait proposé de fournir une arme personnelle aux cadres de la fonction publique, ce que Boualem Sansal avait refusé, malgré le snobisme du port d’arme qui s’était répandu chez ses collègues. De sa voix douce et posée, lors de nos premières rencontres il m’a raconté son quotidien marqué par les contraintes insensées et par la peur, sans se départir jamais de son sourire quasi bouddhique. Son attitude est tellement discrète et modeste qu’il n’est pas étonnant que son ministre soit tombé des nues un jour. Personne ne parlait encore du Serment en Algérie, mais en France les journaux lui consacraient des pages entières, auxquelles le ministre avait accès. « Qui est cet écrivain dont on parle tant, qui porte le même nom que toi ? Il est de ta famille ? » – « Oh, plus que ça », répond Sansal. –  « Plus que ça ? Mais qu’y a-t-il de plus proche que la famille ? » – « Boualem Sansal, c’est moi ».

Bienvenue en Barbarie, donc. Deux enterrements se déroulent simultanément au cimetière de Rouiba : celui de Si Moh et celui d’Abdallah Bakour. Chacun de ces deux morts assassinés incarne une face particulière de l’Algérie postcoloniale. Si Moh était riche et puissant, autour de sa dépouille se presse la foule des faux amis et des vrais truands, figures de haute et basse pègre, militaires sournois, fonctionnaires corrompus, rats de cimetières, « musulmans overdosés » ruminant à n’en plus finir leurs « Inna lillahi wa inna ilayhi raji’un » (traduction approximative : « Je n’en peux plus de joie d’appartenir à Allah et n’ai de cesse de retourner dans ses bras »)… Tous ont fait taire leurs rivalités le temps d’une cérémonie. À l’autre bout du cimetière, le vieil Abdallah Bakour est seul dans la mort comme il l’a été dans la vie. Son corps est suivi par un cortège de chats faméliques. Abdallah travaillait à l’époque française pour un couple de colons qu’il a continué de servir en France avant de revenir après leur mort à Rouiba, où il a dès lors passé ses journées à tenter de nettoyer le cimetière chrétien laissé à l’abandon ou réquisitionné pour des trafics sordides et pour cacher des armes. L’enquête sur la mort de ce va-nu-pieds a été confiée à un vieux policier désabusé, Si Larbi, qui assiste à l’enterrement et va s’intéresser par la même occasion à l’autre cadavre intéressant de la journée.

C’est à travers le regard de Larbi, ancien combattant indépendantiste revenu de toutes ses croyances et de tous ses espoirs, que Sansal choisit de nous montrer l’Algérie des années quatre-vingt-dix, déchirée par la guerre civile, décérébrée par la folie islamiste, rançonnée par les anciens héros du FLN et par les résistants de la vingt-cinquième heure devenus des pirates sans foi ni loi : « Trente ans après le divorce, nous voilà ruinés et avec plus de nostalgiques que le pays ne comptait d’habitants et plus de rapetouts qu’il n’abritait de colons ». Nous sommes en pleine décennie noire. « C’est une guerre si on veut », nous dit-il, « une fureur lointaine et proche à la fois ; une hérésie absurde et vicieuse qui s’invente au fur et à mesure ses convictions et ses plans ; une monstruosité à l’avidité spectaculaire qui se délecte de l’innocent et boude les crapules ».

Ce que découvrira l’inspecteur Larbi c’est, entre autres absurdités remarquables, que les anciens groupes rivaux du FLN, évincés lors de la guerre de libération, sont en train de revenir à l’assaut du butin laissé par les colons, et qu’ils utilisent à la fois la démence islamiste et les réseaux mafieux pour déloger le pouvoir en place. La carte des anciens fiefs du MNA, rival du FLN, recouvre exactement celle des bastions islamistes des années 90. L’Algérie ensanglantée est devenue le théâtre idéal du polar crépusculaire proposé par Boualem Sansal, qui nous entraîne dans les venelles misérables de la Casbah d’Alger, où dans « les bouges lilliputiens, des hommes tortueux, sortis imbibés d’une humidité salpêtrée des entrailles de la terre, avalent en grelottant un breuvage mortel sentant le marc de café mille fois recyclé, l’eau saumâtre et le cafard écrasé. » La trame policière n’est bien sûr qu’un prétexte. Pour procéder à l’autopsie du pays aimé, cette Algérie « morte sous le mensonge », l’écrivain a choisi cette forme singulière – comme un Yasmina Khadra à la même époque ; mais l’ambition de Sansal va bien au-delà de l’écriture d’une simple série noire à consonance politique : de toute évidence, Le Serment des Barbares est le premier éclat d’une œuvre littéraire de premier plan, un creuset où bouillonnent des thèmes obsédants.

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En dialogue avec Sansal

Jean-Marie Laclavetine : Message à Boualem Sansal

Jean-Marie Laclavetine, romancier, est l’éditeur de Boualem Sansal chez Gallimard. Il a écrit ce message avant le nouvel an, sachant que Boualem Sansal ne pouvait pas recevoir de courrier en détention, et nous autorise à le publier ici :

Mon très cher Boualem,

Je sais que ce message ne te parviendra pas, mais j’ai besoin ce soir de te dire à quel point je pense à toi depuis plus d’un mois. J’ai participé à des rencontres, des soirées de soutien, des entretiens, et j’ai toujours été gêné parce que je ne voulais pas mettre en avant notre relation profonde qui dure depuis vingt-cinq ans : je ne voulais pas que la politique ou l’idéologie interfèrent dans cette amitié si particulière qui lie un auteur et son éditeur, et qui ne regarde que nous. Je me souviendrai à jamais du jour où j’ai lu le manuscrit du Serment des barbares. Je ne connaissais pas l’Algérie, mais je me suis immédiatement senti frère de cet homme qui usait des armes de l’humour et de l’insolence, en faisant preuve d’une telle liberté. Je t’ai toujours associé à Rabelais, qui a su combiner la raison, le savoir, la fantaisie et le rire. Tes livres, l’un après l’autre, m’ont réjoui, émerveillé. Je te remercie pour la confiance que tu m’as accordée sans faille même dans les moments difficiles. Je te remercie d’être ce que tu es. Je pense à toi sans cesse, en souhaitant ardemment ton retour parmi nous.

Je t’embrasse,
jm