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En dialogue avec Sansal

Jean-Marie Laclavetine : Le Serment des Barbares, « autopsie du pays aimé »

Jean-Marie Laclavetine, romancier et éditeur de Boualem Sansal, nous autorise à reproduire la préface qu’il a écrite pour l’anthologie de Boualem Sansal : Romans (1999-2011), Gallimard, « Quarto », 2015.

Nous publions ici la première partie de cette préface, où il est question du Serment des barbares, roman procédant à l’« autopsie du pays aimé, cette Algérie morte sous le mensonge »…
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« Le cimetière n’a plus cette sérénité qui savait recevoir le respect, apaiser les douleurs, exhorter à une vie meilleure. Il est une plaie béante, un charivari irrémédiable ; on excave à la pelle mécanique, on enfourne à la chaîne, on s’agglutine à perte de vue. Les hommes meurent comme des mouches, la terre les gobe, rien n’a de sens »… Je me souviens précisément du jour où j’ai lu ces premières phrases du Serment des Barbares, paquet de feuilles confié en 1999 par un inconnu à la poste algérienne pour arriver quelques jours plus tard entre mes mains. Sans doute le manuscrit avait-il cheminé à bord d’un de ces vieux autocars Chausson que l’on voit circuler à faible allure dans le roman, « transportant plus de bobards et de fausses alarmes que d’honnêtes voyageurs ». Je n’ai pas oublié ma surprise grandissante au fil des pages, ni l’enthousiasme qui m’a envahi au fur et à mesure que je me laissais emporter par le torrent de cette prose animée de remous vertigineux, de pétillements soudains, de grands ressacs de rage noire. Les trouvailles stylistiques fusaient en continu dans un débordement de verve pantagruélienne et donnaient tout leur élan à l’histoire. Les critiques cinglantes ou cocasses n’épargnaient ni le régime en place, ni les islamistes, ni la société algérienne dans son ensemble. Recevoir un tel manuscrit est, dans la vie d’un éditeur, un cadeau inoubliable. Le Serment des barbares se démarquait du lyrisme habituel aux littératures maghrébines dans ce vingtième siècle agonisant, pleines des cris de douleur des populations opprimées, des chants du désespoir, des larmes de l’exil, des cris de la terreur. Il ne cédait rien à la nostalgie ni à la plainte, et puisait autant chez Voltaire, Diderot et Rabelais qu’à la source des traditions orientales, offrant au lecteur un mélange unique, savoureux, violent, empli d’une force comique incomparable que seule la colère pouvait lui avoir donné.

C’est ainsi que les lecteurs français ont découvert Rouiba, la glorieuse Cité des Fleurs qui autrefois croulait sous les muscats, les jasmins et les lauriers, désormais métamorphosée par une politique invertébrée en un cloaque industriel sans forme ni logique : Rouiba la déchue, Rouiba la triste et la pouilleuse, verrue cancéreuse sur le flanc oriental de la capitale avec ses grands domaines agricoles jadis prospères transformés en terrains vagues où « quelques moutons portant leur poids de boue séchée et de vermine broutent papiers et épluchures », Rouiba noyée sous le béton de bidonvilles labyrinthiques, Rouiba l’insensée où se cristallisent les folies de l’Algérie nouvelle. La ville est située à mi-chemin entre Alger et Boumerdès où vivait alors, et où vit toujours, l’auteur du Serment des Barbares. Lorsqu’il écrivait ce roman, Boualem Sansal occupait un poste important au ministère de l’Industrie, et parcourait chaque jour les quarante-cinq kilomètres qui séparaient sa maison de son lieu de travail, roulant à une allure folle pour échapper aux barrages du GIA ou de quelque autre clique de barbus sanguinaires ou de bandits en uniforme. Le gouvernement avait proposé de fournir une arme personnelle aux cadres de la fonction publique, ce que Boualem Sansal avait refusé, malgré le snobisme du port d’arme qui s’était répandu chez ses collègues. De sa voix douce et posée, lors de nos premières rencontres il m’a raconté son quotidien marqué par les contraintes insensées et par la peur, sans se départir jamais de son sourire quasi bouddhique. Son attitude est tellement discrète et modeste qu’il n’est pas étonnant que son ministre soit tombé des nues un jour. Personne ne parlait encore du Serment en Algérie, mais en France les journaux lui consacraient des pages entières, auxquelles le ministre avait accès. « Qui est cet écrivain dont on parle tant, qui porte le même nom que toi ? Il est de ta famille ? » – « Oh, plus que ça », répond Sansal. –  « Plus que ça ? Mais qu’y a-t-il de plus proche que la famille ? » – « Boualem Sansal, c’est moi ».

Bienvenue en Barbarie, donc. Deux enterrements se déroulent simultanément au cimetière de Rouiba : celui de Si Moh et celui d’Abdallah Bakour. Chacun de ces deux morts assassinés incarne une face particulière de l’Algérie postcoloniale. Si Moh était riche et puissant, autour de sa dépouille se presse la foule des faux amis et des vrais truands, figures de haute et basse pègre, militaires sournois, fonctionnaires corrompus, rats de cimetières, « musulmans overdosés » ruminant à n’en plus finir leurs « Inna lillahi wa inna ilayhi raji’un » (traduction approximative : « Je n’en peux plus de joie d’appartenir à Allah et n’ai de cesse de retourner dans ses bras »)… Tous ont fait taire leurs rivalités le temps d’une cérémonie. À l’autre bout du cimetière, le vieil Abdallah Bakour est seul dans la mort comme il l’a été dans la vie. Son corps est suivi par un cortège de chats faméliques. Abdallah travaillait à l’époque française pour un couple de colons qu’il a continué de servir en France avant de revenir après leur mort à Rouiba, où il a dès lors passé ses journées à tenter de nettoyer le cimetière chrétien laissé à l’abandon ou réquisitionné pour des trafics sordides et pour cacher des armes. L’enquête sur la mort de ce va-nu-pieds a été confiée à un vieux policier désabusé, Si Larbi, qui assiste à l’enterrement et va s’intéresser par la même occasion à l’autre cadavre intéressant de la journée.

C’est à travers le regard de Larbi, ancien combattant indépendantiste revenu de toutes ses croyances et de tous ses espoirs, que Sansal choisit de nous montrer l’Algérie des années quatre-vingt-dix, déchirée par la guerre civile, décérébrée par la folie islamiste, rançonnée par les anciens héros du FLN et par les résistants de la vingt-cinquième heure devenus des pirates sans foi ni loi : « Trente ans après le divorce, nous voilà ruinés et avec plus de nostalgiques que le pays ne comptait d’habitants et plus de rapetouts qu’il n’abritait de colons ». Nous sommes en pleine décennie noire. « C’est une guerre si on veut », nous dit-il, « une fureur lointaine et proche à la fois ; une hérésie absurde et vicieuse qui s’invente au fur et à mesure ses convictions et ses plans ; une monstruosité à l’avidité spectaculaire qui se délecte de l’innocent et boude les crapules ».

Ce que découvrira l’inspecteur Larbi c’est, entre autres absurdités remarquables, que les anciens groupes rivaux du FLN, évincés lors de la guerre de libération, sont en train de revenir à l’assaut du butin laissé par les colons, et qu’ils utilisent à la fois la démence islamiste et les réseaux mafieux pour déloger le pouvoir en place. La carte des anciens fiefs du MNA, rival du FLN, recouvre exactement celle des bastions islamistes des années 90. L’Algérie ensanglantée est devenue le théâtre idéal du polar crépusculaire proposé par Boualem Sansal, qui nous entraîne dans les venelles misérables de la Casbah d’Alger, où dans « les bouges lilliputiens, des hommes tortueux, sortis imbibés d’une humidité salpêtrée des entrailles de la terre, avalent en grelottant un breuvage mortel sentant le marc de café mille fois recyclé, l’eau saumâtre et le cafard écrasé. » La trame policière n’est bien sûr qu’un prétexte. Pour procéder à l’autopsie du pays aimé, cette Algérie « morte sous le mensonge », l’écrivain a choisi cette forme singulière – comme un Yasmina Khadra à la même époque ; mais l’ambition de Sansal va bien au-delà de l’écriture d’une simple série noire à consonance politique : de toute évidence, Le Serment des Barbares est le premier éclat d’une œuvre littéraire de premier plan, un creuset où bouillonnent des thèmes obsédants.