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En dialogue avec Sansal

Jean-Marie Laclavetine : l’itinéraire de Boualem Sansal, « Je me suis mis à écrire comme on enfile une tenue de combat »

Jean-Marie Laclavetine, romancier et éditeur de Boualem Sansal, nous autorise à reproduire la préface qu’il a écrite pour l’anthologie de Boualem Sansal : Romans (1999-2011), Gallimard, « Quarto », 2015.

Nous publions ici la seconde partie de cette préface, où il est question de l’itinéraire de Boualem Sansal : « Je me suis mis à écrire comme on enfile une tenue de combat ».
[1ère partie] [3e partie]

Boualem Sansal aurait pu rester un haut fonctionnaire consciencieux et austère. Cependant au fil des ans il a vu son pays s’enfoncer dans la gabegie et la corruption, s’enivrer de légendes héroïques délibérément truquées. Il en a souffert en silence jusqu’à l’assassinat de Mohamed Boudiaf en 1992. Comme beaucoup d’Algériensdu Serment des barbares, roman procédant à l’« autopsie du pays aimé, cette Algérie morte sous le mensonge »…, il avait déposé son espoir dans cet homme honnête, intransigeant, membre fondateur du FLN, adepte de la modernité et ennemi de la corruption, maintenu pendant près de trente ans en exil jusqu’à ce que le pouvoir désemparé le fasse revenir afin qu’il prenne la présidence du Haut Comité d’État, suite à l’annulation des élections gagnées par le FIS. « J’ai cru en cet homme et sa mort a été pour moi un choc terrible », raconte Sansal dans un entretien avec un journaliste algérien. « Je me suis mis à écrire comme on enfile une tenue de combat ». Durant les dix ans sinistres qui s’annoncent, plus un livre en français ne circulera dans ce pays qui était jusque là le plus grand marché du livre francophone. L’ennui et la peur régneront. Chacun se terrera chez soi, les conversations téléphoniques entre amis se borneront à un « Alors, toujours vivant ? » désabusé. Du moins ce marasme sanglant sera-t-il propice à l’écriture : beaucoup, dans leur déréliction, en exil ou au pays, se mettent à écrire.

Ainsi naît Le serment des Barbares. Jusque-là, Boualem Sansal avait en mains tous les atouts d’une carrière réussie – si tant est que dans ce pays il puisse y avoir une trajectoire tranquille et prévisible. Sa vie est à l’image d’une Algérie chaotique, lumineuse, couverte de plaies mal fermées et malgré tout vivante.

Il entre très jeune au lycée, alors que ses camarades ont plusieurs années de plus : beaucoup ont été contraints de suivre la consigne de « grève de la jeunesse » donnée par le FLN. Aujourd’hui, Boualem Sansal pense que si le plan Lacoste avait été appliqué, qui prévoyait d’ouvrir massivement les écoles et les universités aux Algériens, bien des atrocités auraient ensuite pu être évitées. Selon lui, le FLN a tout fait pour empêcher l’avènement d’une nouvelle classe intellectuelle. Le FLN décapité après la bataille d’Alger a fait le choix du terrorisme, du massacre de civils, et de retirer les enfants algériens des écoles françaises. De nombreux étudiants et lycéens, au lieu de finir leurs études, ont rejoint les maquis. C’est ainsi que Boualem se retrouve sur les bancs du lycée avec des garçons plus âgés et marqués par ce qu’ils ont vécu. Bachelier à 17 ans, il entre à l’école Polytechnique en 1967, institution de qualité dont les diplômes sont reconnus internationalement. Les professeurs y sont en grande majorité français, car l’ancien maître a gardé la main sur beaucoup de secteurs (les essais nucléaires, par exemple, commencés avant l’indépendance dans le Sahara, ont continué ensuite). Grâce à la rencontre d’un professeur extraordinaire, Albert Boirayon, le jeune homme s’oriente vers l’électromécanique, et sortira ingénieur de l’école en 1972. C’est l’époque où les premiers intellectuels islamistes s’implantent à Polytechnique et dans les écoles supérieures. Ils ont été formés aux États-Unis, en Angleterre. Ce sont en général d’anciens marxistes opportunément reconvertis dans l’intégrisme religieux : le monde arabe passe sans difficulté de Lénine à Allah, en vertu d’une vieille tradition tribale, puisque après tout il s’agit toujours d’obéir à un chef et de faire allégeance aux lois du clan. Les Américains ont favorisé ce transfert des intelligences locales d’une bondieuserie dans l’autre, pensant ainsi empêcher l’emprise de Moscou sur le monde arabe (favoriser Scylla dans l’espoir de piéger Charybde est une tentation à laquelle ces grands rusés cèdent depuis des lustres avec le succès que l’on sait, un peu partout sur la planète).

Imaginons un jeune homme de 23 ans, brillant élève, sans attrait particulier pour la politique, qui ne songe pas une seconde devenir un jour un écrivain reconnu. Son avenir est incertain comme celui de son pays. Je dis : imaginons, car le passé est aussi incertain que l’avenir. Après être passé par la Compagnie française de recherche et d’exploitation des pétroles au Sahara (la CREPS, très vite nationalisée), il intègre l’institut national de la productivité et du développement industriel (INPED), un institut de management sous tutelle du tout-puissant MIE (ministère de l’industrie et de l’énergie), institut qu’un de ses anciens condisciples de l’école polytechnique venait de créer à Boumerdès, en coopération avec le BIT, le bureau international du travail, et HEC-Montréal. Très vite, il dirige le centre informatique de l’Institut, sans doute le plus important d’Afrique. Après vingt-et-une années de bons et loyaux services, il quitte l’Institut, en même temps que son fondateur-directeur appelé à d’autres importantes fonctions, et rejoint le cabinet du ministre du commerce. À ce niveau, il découvre de l’intérieur le fonctionnement de la haute administration et du gouvernement, une machine politique effrayante de médiocrité, qui permet à chacun de faire son business au détriment du bien public. La situation se dégrade d’année en année. On ne va tout de même pas jusqu’à imaginer, alors, que quelques années plus tard, en 1992-1993, le pays se trouvera au bord de la cessation de paiement, qu’on y dissimulera la famine en déplaçant les stocks de farine et de semoule en fonction des urgences, que lorsque on manquera de lait pour les enfants on achètera du lait irradié à l’Ukraine pour éviter d’avoir à tirer sur les émeutiers, que l’on manquera d’eau, d’électricité… Vu de l’intérieur, l’État est un Moloch impossible à maîtriser. Devant ce constat déprimant, Sansal quitte son cabinet ministériel pour intégrer le Conseil Économique et Social en 1994. Deux ans plus tard, le jeune et brillant président du CES devient ministre de l’Industrie ; Boualem le suit et devient Directeur général de l’Industrie. Mais si jeune et brillant soit-il, le ministre (dont on apprendra plus tard qu’il était aussi totalement corrompu) doit céder la place à un islamiste relativement modéré et modérément compétent, qui bientôt s’effacera devant un véritable incompétent à la barbe mieux fournie. Au ministère, les cadres francophones (on les appelle désormais dans l’administration « le parti des chrétiens », ou « le parti des infidèles »…) vivent une période très difficile : ils hésitent entre une démission en bloc et le sabotage de la machine administrative ; certains choisiront le suicide. Mais déjà Boualem Sansal est de l’autre côté : il a publié son premier roman fracassant, puis L’enfant fou de l’arbre creux – ce qui s’appelle brûler ses vaisseaux. En mars 2003, il est renvoyé sans explications (elles ne sont pas nécessaires) et sans indemnités. Celui que Sansal baptisera Abdelaziz 1er dans Rue Darwin ne porte pas l’écrivain dans son cœur, on le comprend.

Mais qui aime les écrivains, en Algérie ? Qui peut les supporter ? Pas cette ministre de la culture, pourtant une ancienne camarade, qui au salon d’Alger refusa de parler à un écrivain perverti par l’Occident et traître à sa patrie : « Je ne serre pas la main d’un homme qui nie que notre pays compte un million et demi de martyrs ». Pas les journalistes, qui se déchaîneront contre lui notamment lors de la parution du Village de l’Allemand, certains retrouvant les vieux réflexes staliniens pour écrire plusieurs éditoriaux d’affilée afin de mettre en doute la bonne santé mentale de cette hyène dactylographe. Pas le pouvoir, qui censurera ou empêchera la circulation de plusieurs de ses livres. Même ses confrères écrivains prendront de la distance, notamment quand il sera le premier écrivain arabe à accepter de se rendre au salon du livre de Jérusalem (« Je ne suis pas en guerre contre Israël »). Il sera aussi le premier romancier, dans Le village de l’Allemand, à aborder frontalement le sujet intouchable de la Shoah – absente des programmes scolaires et des conversations, ou minimisée, voire niée. On ne lui pardonne pas non plus d’avoir, dans ce même roman, établi un parallèle argumenté entre nazisme et islamisme. Le mécanisme selon lui est identique : parti unique, pays militarisé et hystérisé à force de discours apocalyptiques sur la patrie en danger, falsification de l’histoire, invention d’ennemis et de lobbys tout-puissants (les Juifs, les Français, les Américains, et pourquoi pas les Marocains), culte du martyre, prééminence d’un guide suprême, surveillance généralisée, projets pharaoniques (telle l’immense mosquée que M. Bouteflika veut faire construire à Alger « alors que le pays compte déjà plus de minarets que d’écoles »…), matraquage idéologique (les fameuses « Constantes nationales » démontées dans Poste restante, Alger, qui proclament le caractère intrinsèquement arabe et musulman du peuple algérien), violences policières, élaboration de listes, organisations de masses disciplinées, grands rassemblements, invocation de vieux mythes raciaux… « La geste hitlérienne, constate-t-il, a toujours eu ses sympathisants en Algérie, comme d’ailleurs dans beaucoup de pays arabes et musulmans, et sans doute plus encore aujourd’hui en raison du conflit israélo-palestinien et de la guerre d’Irak ». On comprend que Le village de l’Allemand ait choqué. Aucune provocation, pourtant, dans les propos de l’écrivain, juste une lucidité douloureuse qui le force à regarder ce que personne ne veut voir, et à en faire part à sa façon.

Avant d’être assassiné par les islamistes, l’écrivain et journaliste Tahar Djaout avait écrit : « Si tu parles, tu meurs. Si tu ne parles pas, tu meurs. Alors, parle et meurs. » Boualem Sansal parle. Nous ne sommes plus au temps des massacres, et le risque aujourd’hui est moins celui de la mort, espérons-le, que de la grande solitude. Qu’importe, il parle. De son pays devenu une « prison à ciel ouvert » dont tous les jeunes rêvent de s’évader en devenant des harragas : mourir ailleurs plutôt que vivre ici. « Les vivants sont des morts qui s’ignorent, des morts qui délirent (…). Ce pays n’est pas gai ; un sortilège le maintient au plus bas de la vie, et son peuple, tributaire de ses chaînes, le hante comme un fantôme vadrouille dans sa demeure. » Comment imaginer que l’islam, dont l’emprise croissante enfonce le pays dans la nuit, pourra un jour reprendre le chemin des Lumières qui jadis fut le sien ? interroge l’écrivain, à la fois pessimiste et plus que jamais combatif. En exergue du très orwellien 2084, Sansal a placé cette phrase : « La religion fait peut-être aimer Dieu, mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité ». Rien à attendre d’Allah ni de ses égorgeurs, donc ; rien non plus du côté du pouvoir rongé par la corruption et le népotisme ; rien d’une Charte de Réconciliation qui n’a d’autre but que de couvrir les crimes des uns et des autres au cours de la décennie atroce où 200 000 Algériens auront péri pour que se perpétue le règne des affreux. Quant à la jeunesse algérienne, elle vit à côté de ses valises dans l’attente d’un départ hypothétique devenu son seul horizon. Les printemps arabes n’ont pas soulevé le pays. Quelques manifestations, menées par des femmes et des hommes de plus de cinquante ans, quelques émeutes durement réprimées… Puis rien.

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Jean-Marie Laclavetine : Le Serment des Barbares, « autopsie du pays aimé »

Jean-Marie Laclavetine, romancier et éditeur de Boualem Sansal, nous autorise à reproduire la préface qu’il a écrite pour l’anthologie de Boualem Sansal : Romans (1999-2011), Gallimard, « Quarto », 2015.

Nous publions ici la première partie de cette préface, où il est question du Serment des barbares, roman procédant à l’« autopsie du pays aimé, cette Algérie morte sous le mensonge »…
[2e partie] [3e partie]

« Le cimetière n’a plus cette sérénité qui savait recevoir le respect, apaiser les douleurs, exhorter à une vie meilleure. Il est une plaie béante, un charivari irrémédiable ; on excave à la pelle mécanique, on enfourne à la chaîne, on s’agglutine à perte de vue. Les hommes meurent comme des mouches, la terre les gobe, rien n’a de sens »… Je me souviens précisément du jour où j’ai lu ces premières phrases du Serment des Barbares, paquet de feuilles confié en 1999 par un inconnu à la poste algérienne pour arriver quelques jours plus tard entre mes mains. Sans doute le manuscrit avait-il cheminé à bord d’un de ces vieux autocars Chausson que l’on voit circuler à faible allure dans le roman, « transportant plus de bobards et de fausses alarmes que d’honnêtes voyageurs ». Je n’ai pas oublié ma surprise grandissante au fil des pages, ni l’enthousiasme qui m’a envahi au fur et à mesure que je me laissais emporter par le torrent de cette prose animée de remous vertigineux, de pétillements soudains, de grands ressacs de rage noire. Les trouvailles stylistiques fusaient en continu dans un débordement de verve pantagruélienne et donnaient tout leur élan à l’histoire. Les critiques cinglantes ou cocasses n’épargnaient ni le régime en place, ni les islamistes, ni la société algérienne dans son ensemble. Recevoir un tel manuscrit est, dans la vie d’un éditeur, un cadeau inoubliable. Le Serment des barbares se démarquait du lyrisme habituel aux littératures maghrébines dans ce vingtième siècle agonisant, pleines des cris de douleur des populations opprimées, des chants du désespoir, des larmes de l’exil, des cris de la terreur. Il ne cédait rien à la nostalgie ni à la plainte, et puisait autant chez Voltaire, Diderot et Rabelais qu’à la source des traditions orientales, offrant au lecteur un mélange unique, savoureux, violent, empli d’une force comique incomparable que seule la colère pouvait lui avoir donné.

C’est ainsi que les lecteurs français ont découvert Rouiba, la glorieuse Cité des Fleurs qui autrefois croulait sous les muscats, les jasmins et les lauriers, désormais métamorphosée par une politique invertébrée en un cloaque industriel sans forme ni logique : Rouiba la déchue, Rouiba la triste et la pouilleuse, verrue cancéreuse sur le flanc oriental de la capitale avec ses grands domaines agricoles jadis prospères transformés en terrains vagues où « quelques moutons portant leur poids de boue séchée et de vermine broutent papiers et épluchures », Rouiba noyée sous le béton de bidonvilles labyrinthiques, Rouiba l’insensée où se cristallisent les folies de l’Algérie nouvelle. La ville est située à mi-chemin entre Alger et Boumerdès où vivait alors, et où vit toujours, l’auteur du Serment des Barbares. Lorsqu’il écrivait ce roman, Boualem Sansal occupait un poste important au ministère de l’Industrie, et parcourait chaque jour les quarante-cinq kilomètres qui séparaient sa maison de son lieu de travail, roulant à une allure folle pour échapper aux barrages du GIA ou de quelque autre clique de barbus sanguinaires ou de bandits en uniforme. Le gouvernement avait proposé de fournir une arme personnelle aux cadres de la fonction publique, ce que Boualem Sansal avait refusé, malgré le snobisme du port d’arme qui s’était répandu chez ses collègues. De sa voix douce et posée, lors de nos premières rencontres il m’a raconté son quotidien marqué par les contraintes insensées et par la peur, sans se départir jamais de son sourire quasi bouddhique. Son attitude est tellement discrète et modeste qu’il n’est pas étonnant que son ministre soit tombé des nues un jour. Personne ne parlait encore du Serment en Algérie, mais en France les journaux lui consacraient des pages entières, auxquelles le ministre avait accès. « Qui est cet écrivain dont on parle tant, qui porte le même nom que toi ? Il est de ta famille ? » – « Oh, plus que ça », répond Sansal. –  « Plus que ça ? Mais qu’y a-t-il de plus proche que la famille ? » – « Boualem Sansal, c’est moi ».

Bienvenue en Barbarie, donc. Deux enterrements se déroulent simultanément au cimetière de Rouiba : celui de Si Moh et celui d’Abdallah Bakour. Chacun de ces deux morts assassinés incarne une face particulière de l’Algérie postcoloniale. Si Moh était riche et puissant, autour de sa dépouille se presse la foule des faux amis et des vrais truands, figures de haute et basse pègre, militaires sournois, fonctionnaires corrompus, rats de cimetières, « musulmans overdosés » ruminant à n’en plus finir leurs « Inna lillahi wa inna ilayhi raji’un » (traduction approximative : « Je n’en peux plus de joie d’appartenir à Allah et n’ai de cesse de retourner dans ses bras »)… Tous ont fait taire leurs rivalités le temps d’une cérémonie. À l’autre bout du cimetière, le vieil Abdallah Bakour est seul dans la mort comme il l’a été dans la vie. Son corps est suivi par un cortège de chats faméliques. Abdallah travaillait à l’époque française pour un couple de colons qu’il a continué de servir en France avant de revenir après leur mort à Rouiba, où il a dès lors passé ses journées à tenter de nettoyer le cimetière chrétien laissé à l’abandon ou réquisitionné pour des trafics sordides et pour cacher des armes. L’enquête sur la mort de ce va-nu-pieds a été confiée à un vieux policier désabusé, Si Larbi, qui assiste à l’enterrement et va s’intéresser par la même occasion à l’autre cadavre intéressant de la journée.

C’est à travers le regard de Larbi, ancien combattant indépendantiste revenu de toutes ses croyances et de tous ses espoirs, que Sansal choisit de nous montrer l’Algérie des années quatre-vingt-dix, déchirée par la guerre civile, décérébrée par la folie islamiste, rançonnée par les anciens héros du FLN et par les résistants de la vingt-cinquième heure devenus des pirates sans foi ni loi : « Trente ans après le divorce, nous voilà ruinés et avec plus de nostalgiques que le pays ne comptait d’habitants et plus de rapetouts qu’il n’abritait de colons ». Nous sommes en pleine décennie noire. « C’est une guerre si on veut », nous dit-il, « une fureur lointaine et proche à la fois ; une hérésie absurde et vicieuse qui s’invente au fur et à mesure ses convictions et ses plans ; une monstruosité à l’avidité spectaculaire qui se délecte de l’innocent et boude les crapules ».

Ce que découvrira l’inspecteur Larbi c’est, entre autres absurdités remarquables, que les anciens groupes rivaux du FLN, évincés lors de la guerre de libération, sont en train de revenir à l’assaut du butin laissé par les colons, et qu’ils utilisent à la fois la démence islamiste et les réseaux mafieux pour déloger le pouvoir en place. La carte des anciens fiefs du MNA, rival du FLN, recouvre exactement celle des bastions islamistes des années 90. L’Algérie ensanglantée est devenue le théâtre idéal du polar crépusculaire proposé par Boualem Sansal, qui nous entraîne dans les venelles misérables de la Casbah d’Alger, où dans « les bouges lilliputiens, des hommes tortueux, sortis imbibés d’une humidité salpêtrée des entrailles de la terre, avalent en grelottant un breuvage mortel sentant le marc de café mille fois recyclé, l’eau saumâtre et le cafard écrasé. » La trame policière n’est bien sûr qu’un prétexte. Pour procéder à l’autopsie du pays aimé, cette Algérie « morte sous le mensonge », l’écrivain a choisi cette forme singulière – comme un Yasmina Khadra à la même époque ; mais l’ambition de Sansal va bien au-delà de l’écriture d’une simple série noire à consonance politique : de toute évidence, Le Serment des Barbares est le premier éclat d’une œuvre littéraire de premier plan, un creuset où bouillonnent des thèmes obsédants.

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Jean-Marie Laclavetine : Message à Boualem Sansal

Jean-Marie Laclavetine, romancier, est l’éditeur de Boualem Sansal chez Gallimard. Il a écrit ce message avant le nouvel an, sachant que Boualem Sansal ne pouvait pas recevoir de courrier en détention, et nous autorise à le publier ici :

Mon très cher Boualem,

Je sais que ce message ne te parviendra pas, mais j’ai besoin ce soir de te dire à quel point je pense à toi depuis plus d’un mois. J’ai participé à des rencontres, des soirées de soutien, des entretiens, et j’ai toujours été gêné parce que je ne voulais pas mettre en avant notre relation profonde qui dure depuis vingt-cinq ans : je ne voulais pas que la politique ou l’idéologie interfèrent dans cette amitié si particulière qui lie un auteur et son éditeur, et qui ne regarde que nous. Je me souviendrai à jamais du jour où j’ai lu le manuscrit du Serment des barbares. Je ne connaissais pas l’Algérie, mais je me suis immédiatement senti frère de cet homme qui usait des armes de l’humour et de l’insolence, en faisant preuve d’une telle liberté. Je t’ai toujours associé à Rabelais, qui a su combiner la raison, le savoir, la fantaisie et le rire. Tes livres, l’un après l’autre, m’ont réjoui, émerveillé. Je te remercie pour la confiance que tu m’as accordée sans faille même dans les moments difficiles. Je te remercie d’être ce que tu es. Je pense à toi sans cesse, en souhaitant ardemment ton retour parmi nous.

Je t’embrasse,
jm

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Jacques Ferrandez : « Boualem Sansal et Albert Camus, son frère d’Algérie »

Jacques Ferrandez, né à Alger, est auteur de bande dessinée, illustrateur et contrebassiste de jazz. Il nous a autorisés à publier cet extrait de son livre Entre mes deux rives, paru en 2017 au Mercure de France.

J’ai rencontré Boualem, en Bosnie, à Sarajevo, en 2003. Nous avons beaucoup parlé, comme on s’en doute, de l’Algérie. Nous nous sommes revus en 2004 à Alger. Ses ouvrages sur l’Algérie depuis Le serment des barbares ont été célébrés dans le monde entier et ont reçu de nombreux prix, jusqu’à son dernier livre, 2084, dont l’intrigue orwellienne est une sombre anticipation de que serait (et ce qu’est sans doute déjà) un pouvoir islamiste totalitaire. Au moment où je travaillais sur L’Hôte1, je me suis dit qu’il était certainement l’auteur algérien le plus camusien. Ses détracteurs, qui se déchaînent sur Internet, croient toujours le dévaloriser en le surnommant Boualem Camus ou Albert Sansal.

Sansal et Ferrandez
Boualem Sansal et Jacques Ferrandez à Nice, en 2024. © Jacques Ferrandez

Il est aujourd’hui voué aux gémonies par les islamistes qu’il n’a jamais ménagés, mais comme son ami disparu Rachid Mimouni, il est aussi très critique du pouvoir algérien et n’en attend pas grand-chose. Il tente toutefois d’être optimiste, réside toujours en Algérie.

Plus tard, en 2013, Abraham Segal tournait un film documentaire sur Camus à l’occasion du centenaire de sa naissance et m’avait demandé d’y participer, il voulait filmer des séquences avec Boualem et moi à Belcourt d’abord, où Boualem avait lui-même passé son enfance, comme il l’a écrit dans Rue Darwin, puis à Tipasa, un des plus beaux paysages camusiens. Je devais les rejoindre à Alger.

Quelques jours avant de partir, j’ai ouvert Le Monde, Boualem signait là un article au vitriol : « Armée, islamisme et Bouteflika : bienvenue chez les Borgia« .

J’ai un peu frémi à la lecture de son texte et j’ai mesuré une fois encore son courage. Je savais que le tournage devait se faire à Belcourt en pleine rue, à la terrasse d’un café dans l’ancienne rue de Lyon, j’étais un peu inquiet. On m’attendait à l’aéroport et on m’a conduit directement sur les lieux. Rue Belouizdad, ex-rue de Lyon. Boualem était là, répondait tranquillement aux questions d’Abraham, face à la caméra, attablé sur le trottoir, devant une eau minérale, au café le plus proche de la maison où avait vécu Camus.

Sansal et Ferrandez
Jacques Ferrandez et Boualem Sansal à Alger en 2013. © Jacques Ferrandez

Quelques curieux s’approchaient de temps en temps, demandaient si cela allait être diffusé à la télé, sur quelle chaîne, etc. Au coin de la rue, une voiture de police était garée, avec deux agents débonnaires à l’intérieur, inquiétude à nouveau. Mais Abraham avait tout simplement demandé une autorisation de tournage sur la voie publique, elle lui avait été accordée, tout allait bien selon lui.

– Mais tu leur as dit qu’il y aurait Boualem ?

– Non, bien sûr !

– Mais, Abraham, ils le savent. Tu imagines bien qu’ils savent tout !

Pour des raisons que je ne m’explique toujours pas, le tournage qui avait duré une bonne partie de la journée, s’est passé sans aucune anicroche. Nous nous sommes promenés dans la rue, avec une halte toute particulière devant le magasin familial, l’ancien Chaussures Roig qui est devenu Au Royaume de l’Enfance. En face, l’immeuble où se trouvait l’appartement de la mère et la grand-mère de Camus. On a essayé de parlementer avec le propriétaire, tellement envie d’entrer, on lui a expliqué, on l’a supplié, mais rien à faire. Le rez-de-chaussée abrite aujourd’hui une boutique de téléphones et ce propriétaire qui avait privatisé l’entrée du petit immeuble n’était vraiment pas commode, marre de voir tous ces gens débouler pour visiter la maison de Camus, il faisait de grands gestes et disait que ça gâchait le commerce, que ça ne faisait que fuir les clients.

Le surlendemain, nous avons retrouvé Boualem à Tipasa. La caméra le filmait de trois-quarts dos. Face à la mer, il lisait le début de Noces, dans ce lieu magique que Camus aimait tant : « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. À certaines heures, la campagne est noire de soleil. » Autour de nous, des familles, mais aussi de jeunes couples qui n’osaient pas se donner la main et se dirigeaient plutôt vers des fourrés où ils pourraient se cacher un peu, sans savoir qu’ils seraient pistés par des gardes en uniforme vert, du style Eaux et forêts, toujours prêts à débusquer les amoureux intrépides. On voyait aussi les hors-bords qui assuraient les balades en mer, vacarme de leurs moteurs, beauté des rochers, de la lumière, des couleurs. Boualem continuait à lire Noces dans ce site magnifique, tout se mettait alors en place. « Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L’odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme. »

Personne n’a chanté l’Algérie comme Camus, Boualem reconnaissait en cet instant son frère en écriture, son frère de mer et de soleil, son frère d’Algérie.

Boualem Sansal lisant Noces de Camus dans le soleil de Tipasa, par Jacques Ferrandez. © Jacques Ferrandez
  1. « L’Hôte » est une nouvelle d’Albert Camus, extraite de L’Exil et le Royaume, que Jacques Ferrandez a adaptée en bande dessinée : Jacques Ferrandez, L’Hôte, d’après l’œuvre d’Albert Camus, Paris, Gallimard BD, collection « Fétiche », 2009. ↩︎
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« Liberté pour Boualem Sansal ! » L’appel du Prix de la paix des libraires allemands

L’organisation du Prix de la paix des libraires allemands, l’éditeur allemand de Boualem Sansal (Merlin Verlag) et le magazine culturel en ligne Perlentaucher ont lancé dès novembre un appel à la libération de Boualem Sansal, qui avait reçu en 2011 le Prix de la paix.

Nous publions la traduction française de cet appel par Martine Benoit (Université de Lille), afin d’inviter les lecteurs français à en prendre connaissance et à le signer en ligne.

Pendant des jours, l’écrivain algérien Boualem Sansal avait disparu. Hier, il a été présenté à un tribunal à Alger. Il n’est pas encore certain qu’il dispose d’une assistance juridique indépendante. Il est censé être poursuivi pour avoir tenu des propos sur l’histoire algérienne – selon le droit algérien, il est passible de peines draconiennes. Il est donc question qu’un écrivain aille en prison pour ses opinions.

Boualem Sansal est un critique déterminé du régime algérien et de l’islamisme. Il ne craint pas non plus de dénoncer un islam « officiel » incapable de mettre en place un dispositif de lutte contre l’islamisme, ni dans les pays musulmans, ni dans les pays occidentaux. Nul n’est tenu d’être de son avis. Mais qui veut discuter, ne doit pas permettre qu’on le dépossède de son interlocuteur.

L’avocat français de Sansal, François Zimeray, craint selon RTL que Sansal, après avoir tenu des propos qui ont défié le nationalisme algérien, soit accusé d’espionnage et, après un procès arbitraire, emprisonné pour une longue période.

Sansal est un citoyen algérien et français, donc européen. Nous, écrivains et journalistes allemands et internationaux ainsi que représentants d’organisations culturelles, demandons la solidarité avec Boualem Sansal.

À l’adresse au gouvernement algérien, il n’y a qu’une chose à dire : aucun écrivain ne peut être emprisonné pour ses opinions. Nous exigeons sa libération immédiate !

Nous soutenons la ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock et son collègue français Jean-Noël Barrot dans leurs efforts pour obtenir du gouvernement algérien des explications sur le sort de Boualem Sansal et pour informer l’opinion publique allemande et européenne de la réponse du gouvernement algérien. Sansal a besoin d’une assistance juridique indépendante et d’un accès à sa famille, ses amis et aux représentants de l’ambassade de France.

Celui qui « fait disparaître » Boualem Sansal, comme l’a exprimé son collègue et ami Kamel Daoud, porte atteinte, en ce moment de polarisation extrême, à la possibilité même du débat. Une telle politique vise à détruire la démocratie, y compris en Europe. Si les démocraties ne s’opposent pas à une telle politique, elles sont perdues.

Parmi les premiers signataires :

Swetlana Alexijewitsch (Prix de la paix 2013, Prix Nobel de littérature 2015)
Anne Applebaum (Prix de la paix 2024)
Aleida Assmann (Prix de la paix 2018)
Margaret Atwood (Prix de la paix 2017)
Seyla Benhabib (Prix Adorno 2024)
Carolin Emcke (Prix de la paix 2016)
David Grossman (Prix de la paix 2010)
Elfriede Jelinek (Prix Nobel de littérature 2004)
Navid Kermani (Prix de la paix 2015)
Claus Leggewie (chercheur en sciences politiques)
Jo Lendle (éditeur, Carl Hanser Verlag)
Wolf Lepenies (Prix de la paix 2006)
Liao Yiwu (Prix de la paix 2012)
Katharina E. Meyer (éditrice de Boualem Sansal, Merlin Verlag)
Herta Müller (Prix Nobel de littérature 2009)
Orhan Pamuk (Prix de la paix 2005, Prix Nobel de littérature 2006)
Salman Rushdie (Prix de la paix 2023)
Irina Scherbakowa (Prix Nobel de la paix 2022 pour l’organisation Memorial)
Martin Schulz (ancien Président du Parlement européen)

Liste complète des signataires : https://www.friedenspreis-des-deutschen-buchhandels.de/freiheit-fuer-boualem-sansal

Signer l’appel : https://www.boersenverein.de/politik-positionen/freiheit-fuer-boualem-sansal/

Télécharger l’affiche (en allemand) pour faire connaître l’appel : https://www.friedenspreis-des-deutschen-buchhandels.de/fileadmin/user_upload/preistraeger/2020-2029/2024/FreeSansal.pdf

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En dialogue avec Sansal

Lisa Romain : « Boualem Sansal : lire, relire, relier, s’allier »

Lisa Romain, enseignante et auteur d’une thèse sur l’œuvre de Boualem Sansal, est membre du comité de rédaction du site Littérature et liberté.

Il faudra bien, à un moment donné, que ceux qui jugent Boualem Sansal sans l’avoir lu finissent par le faire. En attendant, puisqu’il y a urgence, et même si cela contredit l’éthique de lecture personnelle et active que promeut l’ensemble de l’œuvre sansalienne, voici un aperçu de ce que nous disent ses livres.

Boualem Sansal est entré en littérature à la fin des années 90. Parti d’une « contemplation hallucinée »1 de la décennie noire algérienne, il en a progressivement repoussé les frontières temporelles et géographiques pour aboutir à une « Constitution universelle » à l’usage de la « République des hommes libres »2. Ce cheminement lui a permis de proclamer de plus en plus fort qu’il « n’y a pas de honte à préférer le bonheur »3, qu’il n’est ni simplet ni aberrant d’aspirer à « l’amitié » des « peuples et nations de la terre »4.

Comment cependant atteindre cet horizon aveuglant de clarté mais qui, sans cesse, se dérobe ? La réponse s’est elle aussi affirmée au fil de l’œuvre. Elle est à l’image de la question posée, terriblement simple et complexe à la fois : l’union fait la force.

Ainsi Le Serment des barbares, premier roman de Boualem Sansal, traversée infernale hantée par le chagrin et l’indignation, allume-t-il dans ses dernières lignes la flamme d’un espoir : le lecteur pourrait s’impliquer, il pourrait être le continuateur de l’œuvre, de la même manière que par la suite l’Écrivain prolongera l’œuvre de Tarik5, que Malrich prolongera le journal de Rachel6, que Nele prolongera le roman de Léa qui elle-même prend la suite de sa mère Élisabeth7.

Pour mener à bien leur quête commune, l’auteur passerait avec son lecteur par tous les cercles de l’enfer, gravissant avec lui « l[es] colline[s] oubliée[s] », traversant les geôles et les souterrains8, les antichambres d’administrations absurdes aux terribles gardiens9, les déserts reculés10 « parsemés de montagnes et de ravins »11, « les enfilades de salles plus ou moins vastes [aux] portes fermées à clé, dont la clé ser[ait] dissimulée quelque part dans le fouillis »12, parcourant en sa compagnie le temps et l’espace, du commencement à la fin du monde. Pourrait alors advenir le « livre qui reste à écrire »13. Cet ouvrage collectif à la forme inédite, que le lecteur est appelé à « compléter » « en puisant dans son propre espace »14, permettrait de sortir du « temps circulaire »15 des guerres et des divisions auxquelles semble s’être condamnée l’humanité, et de délier leurs boucles mortifères en grandes chaînes de solidarité.

Or, la virtualité de ce partenariat avec le lecteur, née dans la fiction, s’est progressivement incarnée au point d’en sortir, et je laisse ici la parole à Boualem Sansal lui-même : « Je ne développerai pas le calcul qui m’a permis d’identifier ces catégories, le lecteur le trouvera bientôt sur le site que j’ai l’intention de créer dans le but d’y loger ma feuille de calcul ainsi que les références bibliographiques qui m’ont permis de documenter ma lettre. Il sera invité à faire des commentaires auxquels je ne manquerai pas de répondre.  Je rappelle, si vous l’avez oublié, que le but de ma lettre est qu’elle soit le préambule de la constitution d’un monde nouveau, à inventer, où vous, nous, peuples et nations de la terre, serons rois éternels en nos demeures. Vos avis ont force de loi dans la recherche conjointe de la vérité. »16

D’un bout à l’autre de son itinéraire, Boualem Sansal, profondément humaniste par la conjonction équilibrée de son savoir littéraire, scientifique et philosophique, s’est ainsi employé à explorer sous tous les angles l’hypothèse d’une « Alliance »17 avec ses lecteurs. Mieux : il l’a soumise par la fiction à tout ce qui était susceptible de l’invalider. Dans cette mesure, ses romans apparaissent comme la modélisation des obstacles à une paix qui n’est pourtant peut-être pas si « impossible »18.

Il y a d’abord tout ce qui compromet l’engagement dans son expression, alors même qu’il est porté par des gens pétris de qualités morales et intellectuelles. Deux dérives polarisées à l’extrême sont examinées. D’un côté, une galerie de héros tentés par la faiblesse et la passivité : par timidité et par gentillesse (Larbi avant sa révolte), par chagrin tourné à l’aigreur misanthrope et résignation fataliste (Lamia, Yazid), par tendance à l’apitoiement complaisant (Rachel, Yazid), par le recours à des grilles de lectures qui enferment et paralysent le jugement (Rachel, Élisabeth). De l’autre côté, il y a les forts et les actifs, que d’autres écueils menacent : grisé par ses succès et sa force de persuasion, un leader vertueux peut devenir mégalomane, ou déraper (Pierre, Tarik). Certains meneurs peuvent succomber à une témérité dangereuse, sous l’effet de pulsions suicidaires désespérées (Larbi), ou désinhibés par une inculture qui a l’inconvénient de les exposer aux simplifications les plus fâcheuses (Malrich, Ati). Et puis, il peut arriver qu’on s’engage d’autant plus passionnément qu’on a des tendances délirantes (Élisabeth/Ute, Brahim/Abraham). Contournant tous ces pièges Paolo, le narrateur de Vivre : le compte à rebours part immédiatement à la recherche des autres « Appelés »19. Métaphorisant le partenariat auquel aspire Boualem Sansal de part et d’autre de la fiction, sa voix se fond finalement dans celle de l’auteur lorsqu’elle nomme le récit qui vient de s’achever. Un autre monde peut s’ouvrir dans l’épilogue.

Ces projections ne sont pas seulement thématiques – et le génie de l’écrivain s’exerce sans doute surtout en cela. C’est le langage lui-même qui menace les voix qui s’engagent. Le langage et ses connotations, ses collocations imposées, ses énoncés en mention qui tirent sur la laisse et emmènent celui qui l’emploie là où il ne voulait pas forcément aller, le faisant dévier malgré lui. Mais qu’on essaye de le figer, de le juguler, et il se transforme en une matière morte qui, incapable de s’adapter, ne dit plus rien du tout. Et cela s’aggrave encore quand il y a interlocution. Les romans de Boualem Sansal sont aussi le théâtre de situations où une parole engagée qui savait parfaitement où elle souhaitait se rendre s’égare en chemin par politesse, par compassion, par manque d’assurance où alors au contraire par excès de confiance, par orgueil et plaisir de celui qui la porte de s’écouter discourir brillamment.

C’est pourquoi le langage chez Boualem Sansal n’est ni débridé ni dompté, mais résistant. Il lui faut des garde-fous, dressés par celui qui l’émet mais également par celui qui le reçoit. L’œuvre sansalienne reformule en ce sens la prière d’Ulysse : quand la parole engagée cède aux chants des sirènes de la soumission, de la flatterie, de l’orgueil, de la tentation du coup d’éclat, ne la laissez pas faire, aidez-la à se contenir et à se reprendre. Dans cette odyssée vers la paix, il est donc vital d’avoir des compagnons sur lesquels on puisse compter – des lecteurs capables de lire avec rigueur et sensibilité20, prêts à remettre en question ce qu’ils lisent et à rester méfiants quand bien même ils sont spontanément acquis à l’auteur.

Cela encore, l’auteur le modélise. Non seulement son œuvre foisonne de figures de mauvais interprètes, mais en plus, elle ne cesse de tendre des pièges à ceux qui voudraient lire trop vite, avec des attentes déplacées (se documenter sans tenir compte de la source et du contexte, ou vouloir conforter coûte que coûte une opinion déjà forgée). Les comptes rendus erronés, les contradictions, les gags qui se glissent au cœur des raisonnements les plus érudits, les dérapages narratifs, les décalages énonciatifs, ne doivent pas être acceptés sans ciller.

Ces contrôles de lecture sont ludiques si l’on veut, et sont une déclaration d’amour à l’heuristique alchimique : « La construction du roman [sansalien] s’éloigne notablement des cadres habituels de la narration romanesque et peut dérouter, mais ainsi est le chemin de la vérité, bien fait pour nous perdre. Dans cette vie, rien ne nous est donné gratuitement. La lecture, si elle s’accompagne d’une véritable méditation, est un acte initiatique. »21 Il s’agit toutefois aussi d’un raisonnement éminemment politique. Le lecteur est un citoyen. À ce titre, il est prié de lire, et de faire attention à ce qu’il lit, même quand cela lui paraît rebutant. La démocratie vaut bien cet effort. Une symbiose originale de l’engagement et de la littérature s’opère alors : les deux lignes, la fictionnelle et la non-fictionnelle, finissent par converger, et rien ne l’illustre mieux que ce fameux site internet, utopie participative que les événements n’ont pas encore permis à Boualem Sansal de bâtir. C’est bien pour cela que son œuvre est un lieu dédié à l’intelligence, inter ligare : créer des liens, lire, relire, relier, s’allier.

Que ceux qui s’accommodent de l’emprisonnement de Boualem Sansal sachent que c’est cette proposition plus que décente qu’ils sont en train de rejeter « sans se brûler le cœur »22. Qu’ils sachent qu’ils sont en train de repousser une tentative inédite d’aménager un espace de dialogue et de débat et que, décidément, ce refus ne fait pas honneur à l’intelligence.

  1. Le Serment des barbares. ↩︎
  2. Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la terre. ↩︎
  3. Citation de Camus qui est le leitmotiv de la nouvelle « La Vérité est dans nos amours perdues », Des nouvelles d’Algérie. ↩︎
  4. Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la terre. ↩︎
  5. Dis-moi le paradis. ↩︎
  6. Le Village de l’Allemand. ↩︎
  7. Le Train d’Erlingen ou La Métamorphose de Dieu. ↩︎
  8. L’Enfant fou de l’arbre creux ; Le Village de l’Allemand, Cf. les premiers vers de La Divine comédie, cités aussi par Boualem Sansal dans l’avertissement du Train d’Erlingen ou La Métamorphose de Dieu. ↩︎
  9. Harraga, cf. Le Procès de Kafka et la parabole du Gardien de la Loi. ↩︎
  10. Dis-moi le Paradis ; Rue Darwin ; Abraham ou La cinquième Alliance. ↩︎
  11. 2084. La fin du monde ; Le Train d’Erlingen ou La Métamorphose de Dieu ; Abraham ou la cinquième Alliance. ↩︎
  12. 2084. La fin du monde. ↩︎
  13. Le Train d’Erlingen ou La Métamorphose de Dieu. ↩︎
  14. Ibid. ↩︎
  15. Abraham ou La cinquième Alliance ; Vivre. Le compte à rebours. ↩︎
  16. Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la terre. ↩︎
  17. Abraham ou La cinquième Alliance. ↩︎
  18. L’Impossible paix en Méditerranée (Entretien avec Boris Cyrulnik). ↩︎
  19. Vivre. Le compte à rebours. ↩︎
  20. Petit éloge de la mémoire – Quatre mille et une années de nostalgie : « Lire l’histoire ne suffit pas, il faut chercher en soi et imaginer ». ↩︎
  21. Le Train d’Erlingen ou la Métamorphose de Dieu. ↩︎
  22. Le Serment des barbares. ↩︎
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Actualité

Communiqué du Comité de soutien à Boualem Sansal (29 décembre 2024)

Le Président algérien vient ce jour de prononcer un discours qui laisse peu d’illusions quant au sort réservé à notre ami et compatriote Boualem Sansal, alors que dans le même temps le régime annonce vouloir gracier en signe d’apaisement près de 2400 prisonniers.

Après 24 heures de rumeurs contradictoires laissant espérer une libération de Boualem Sansal , les propos du chef de l’État algérien confirment s’il le fallait le statut de prisonnier politique de celui qui est l’otage d’un pouvoir arbitraire et policier.

Tout pourtant portait à croire qu’à la faveur de ces mesures de clémence, le Président algérien aurait saisi cette opportunité pour sortir par le haut d’une crise sans précédent dans les relations franco-algériennes. Bien au contraire et délibérément, les autorités algériennes semblent avoir opté pour porter à leur comble les tensions entre nos deux pays. Après le refus de délivrer son visa à l’avocat français désigné pour assister Boualem Sansal au mépris des droits de la défense, après une fin de non-recevoir inédite opposée à la demande française d’une protection consulaire élémentaire, le régime algérien franchit un pas supplémentaire en prenant le risque d’une altération irréversible de la santé de notre compatriote. Cette situation est non seulement inique et inacceptable, mais elle met sa vie en danger.

Nous ne pouvons admettre en effet qu’âgé de 80 ans et gravement malade, Boualem Sansal soit ainsi embastillé pour un motif totalement fantaisiste : une « atteinte à l’intégrité nationale », lui qui n’a fait qu’exercer sa liberté d’expression d’écrivain et de penseur.

Le Comité de Soutien de Boualem Sansal composé de plus de 1000 membres de nationalités et de courants de pensée les plus divers, associant hautes personnalités politiques, intellectuels et représentants de la société civile, condamne avec la plus extrême fermeté la détention arbitraire dont est victime l’un de nos plus grands romanciers francophones contemporains. Cette détention, que ce soit dans un cachot ou dans un hôpital militaire qui s’avère sans les moyens de lui apporter les soins nécessaires, s’assimile à une non-assistance à personne en danger.

Face à ce péril imminent, le Comité :

  • demande au Président de la République, Emmanuel Macron, et de manière plus générale aux autorités françaises compétentes, de prendre les mesures décisives qui s’imposent pour obtenir dans les plus brefs délais, à titre humanitaire, la libération de Boualem Sansal pour la vie duquel on a toutes raisons d’avoir les plus grandes inquiétudes.
  • appelle également les autorités européennes, Présidents de la Commission, du Parlement et du Conseil ainsi que Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, à engager immédiatement les démarches indispensables à sa remise en liberté immédiate et sans condition.
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Études sansaliennes

Bibliographie d’études sansaliennes

EL JABBAR, Nabil,  « Autobiographie et quête de filiation dans la littérature algérienne d’expression française », Etudes interdisciplinaires en Sciences humaines, n°1, 2023, p. 135-146, Vue de Autobiographie et quête de filiation dans la littérature algérienne d’expression française [en ligne].

HOHNHAUS, Rebecca, Vom Mythos der algerischen Revolution. Geschichte, Narration und Aufklärung
in Boualem Sansals Werk
, Bielefeld, transcript Verlag, 2023 [publication de la thèse Geschichte(n) schreiben in Algerien. Eine Analyse der narrativen Strategie bei Boualem Sansal soutenue à Leipzig en 2022].

ROMAIN, Lisa, « Une démythification de l’histoire algérienne : enjeux du récit de soi dans l’œuvre de Boualem Sansal », Lublin Studies in Modern Languages and Literature, n° 40 (2), janvier 2017 [en ligne].

—, « Permissivités des grands topoï romanesques dans l’œuvre de Boualem Sansal », dans Aleksandra Komandera, Andrzej Rabzstyn, Magadalena Zdrada-Cok, Romanica Silesiana, « Stéréotypes, idées reçues et lieux communs dans les littératures d’expression française », n° 2 (16), 2019, p. 229-238 [en ligne].

—, « Du Serment des barbares à la Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la terre : Boualem Sansal ou la fabrique du lecteur engagé », Arborescences, « Pratiques métatextuelles dans les littératures francophones du Maghreb, d’Afrique subsaharienne et des Caraïbes », n° 12, décembre 2022, p. 78-91 [en ligne].

SIMÉDOH, Vincent, « Le Village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller de Boualem Sansal : médiation et conscience du contemporain », Cincinnati Romance Review, n° 38, 2014, p. 1-15 [en ligne].

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Actualité Vidéo

Soirée de soutien à Boualem Sansal : « Un jour, sa prison sera la nôtre » (vidéo)

« Un jour, la prison de Sansal sera la nôtre »

Près de 1200 personnes se sont rassemblées le 16 décembre 2024 lors d’une mobilisation en soutien à Boualem Sansal, arbitrairement emprisonné depuis un mois en Algérie. Personnalités politiques, intellectuels, écrivains et journalistes se sont réunis au Théâtre Libre pour réclamer sa libération.

Organisé par Marianne, Gallimard, Revue politique, Laboratoire de la République, Les éditions du Cerf, Comité Laïcité République & Le Point.

00:00 Introduction de la soirée par M. Encoua et A. Benetti
08:44 Camus et Sansal, la nation de la littérature – G.-M. Benhamou
11:54 Un jour la prison de Sansal sera la nôtre – K. Daoud
16:14 Sansal nous donne le courage d’avoir du courage – J.F. Colosimo
21:56 Son incarcération n’est pas légale – A. Gallimard
29:39 Le comité de soutien en Allemagne – V. von Wroblewsky
32:05 Lecture de textes de Boualem Sansal par R. Khan
41:41 Table-ronde avec P. Vermeren, X. Driencourt, R. Binhas, L. Romain
01:17:56 Les Voltaire et Diderot d’Algérie – J.M. Blanquer
01:22:28 Se mobiliser pour un intellectuel emprisonné – B. Cazeneuve
01:30:00 Le silence c’est la mort – N. Polony
01:30:00 Nous sommes tous Boualem Sansal – E. Gernelle
01:38:08 La laïcité est un chemin de liberté et de paix – G. Abergel
01:43:29 Sansal ne va pas bien – François Zimmeray
01:48:40 Conclusion – N. Lenoir

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Actualité Médias

Kamel Daoud : « Une des choses les plus difficiles à expliquer au monde, c’est ce qu’est une dictature », France Inter (vidéo)

Kamel Daoud, écrivain et journaliste, lauréat du prix Goncourt 2024 pour son roman Houris (Gallimard), est l’invité du Grand entretien de France Inter (mercredi 11 décembre 2024).

Compatriote, compagnon d’écriture et ami de Kamel Daoud, l’écrivain Boualem Sansal a été arrêté le mois dernier en Algérie, et incarcéré pour « atteinte à la sûreté de l’État ». « Je ressens de la colère, un sentiment d’humiliation sur l’image que l’on donne de l’Algérie. Je ressens de la tristesse, une envie de ne plus parler de l’Algérie, de m’ouvrir au reste du monde, parce que ça a été blessant« , répond Kamel Daoud. Mais il affirme aussi son envie de solidarité, de continuer à expliquer ce qu’il s’est passé, « parce qu’une des choses les plus difficiles à expliquer au monde, c’est ce qu’est une dictature : tant qu’on ne la ressent pas dans son corps, il est difficile d’expliquer aux gens qui vivent en démocratie ce qu’est la dictature« .

Le régime, selon lui, a construit sa survit « sur l’idée que le monde entier nous en veut, qu’il y a un complot international« , selon Kamel Daoud. « Je ne suis pas optimiste sachant les mœurs de ce régime, mais je pense qu’il faut une mobilisation continue parce qu’il faut que Boualem et d’autres écrivains soient soutenus« . Pour lui, Boualem Sansal n’aurait pas dû retourner en Algérie. Mais « quand on est un exilé, on est toujours tenté par le dernier voyage, celui où on prend les dernières photos, les derniers bibelots. Et le dernier voyage, c’est toujours le plus dangereux« .

En France on n’est pas des « bons arabes »

Comment reçoit-il les « oui mais » qui ont surgi après l’arrestation de Boualem Sansal, les nuances le qualifiant d’écrivain d’extrême droite ? « On conteste un homme libre et on soutient un homme en prison, c’est la règle de base », rappelle-t-il. « Le problème des écrivains d’origine algérienne comme moi, c’est qu’on est piégé par les fractures françaises. Vous voulez parler d’islamisme, on nous dit, attention, islamophobie. Vous voulez parler de l’échec du pays d’origine, on vous dit que vous êtes contre la migration (…). On est bridés. En Algérie on est accusés d’être français, en France on n’est pas des bons arabes« .

Mais dans le même temps, dit l’écrivain, « je ressens de la joie parce que j’ai reçu le prix Goncourt, et ça ils ne pourront pas me l’enlever, de la fierté, et j’ai envie de continuer à écrire des livres« . Mais pourquoi l’Algérie déteste-t-elle ses écrivains ? « Je pense que l’écrivain représente le côté guérison par l’universalité, le choix d’aller vers l’autre, face à un pays qui bâtit son hypernationalisme sur le refus du monde, sur le repli sur soi« , répond-il. « Qu’est-ce qu’on me reproche à moi, qui n’écris que des fictions ? De défendre les femmes ? Je l’assume. De défendre la liberté ? Je l’assume. De dénoncer l’islamisme ? Je l’assume. De dénoncer l’autoritarisme ? Je l’assume. Est-ce que ça fait de moi un diable ? Je serai le diable« .