Catégories
En dialogue avec Sansal

Jacques Ferrandez : « Boualem Sansal et Albert Camus, son frère d’Algérie »

Jacques Ferrandez, né à Alger, est auteur de bande dessinée, illustrateur et contrebassiste de jazz. Il nous a autorisés à publier cet extrait de son livre Entre mes deux rives, paru en 2017 au Mercure de France.

J’ai rencontré Boualem, en Bosnie, à Sarajevo, en 2003. Nous avons beaucoup parlé, comme on s’en doute, de l’Algérie. Nous nous sommes revus en 2004 à Alger. Ses ouvrages sur l’Algérie depuis Le serment des barbares ont été célébrés dans le monde entier et ont reçu de nombreux prix, jusqu’à son dernier livre, 2084, dont l’intrigue orwellienne est une sombre anticipation de que serait (et ce qu’est sans doute déjà) un pouvoir islamiste totalitaire. Au moment où je travaillais sur L’Hôte1, je me suis dit qu’il était certainement l’auteur algérien le plus camusien. Ses détracteurs, qui se déchaînent sur Internet, croient toujours le dévaloriser en le surnommant Boualem Camus ou Albert Sansal.

Sansal et Ferrandez
Boualem Sansal et Jacques Ferrandez à Nice, en 2024. © Jacques Ferrandez

Il est aujourd’hui voué aux gémonies par les islamistes qu’il n’a jamais ménagés, mais comme son ami disparu Rachid Mimouni, il est aussi très critique du pouvoir algérien et n’en attend pas grand-chose. Il tente toutefois d’être optimiste, réside toujours en Algérie.

Plus tard, en 2013, Abraham Segal tournait un film documentaire sur Camus à l’occasion du centenaire de sa naissance et m’avait demandé d’y participer, il voulait filmer des séquences avec Boualem et moi à Belcourt d’abord, où Boualem avait lui-même passé son enfance, comme il l’a écrit dans Rue Darwin, puis à Tipasa, un des plus beaux paysages camusiens. Je devais les rejoindre à Alger.

Quelques jours avant de partir, j’ai ouvert Le Monde, Boualem signait là un article au vitriol : « Armée, islamisme et Bouteflika : bienvenue chez les Borgia« .

J’ai un peu frémi à la lecture de son texte et j’ai mesuré une fois encore son courage. Je savais que le tournage devait se faire à Belcourt en pleine rue, à la terrasse d’un café dans l’ancienne rue de Lyon, j’étais un peu inquiet. On m’attendait à l’aéroport et on m’a conduit directement sur les lieux. Rue Belouizdad, ex-rue de Lyon. Boualem était là, répondait tranquillement aux questions d’Abraham, face à la caméra, attablé sur le trottoir, devant une eau minérale, au café le plus proche de la maison où avait vécu Camus.

Sansal et Ferrandez
Jacques Ferrandez et Boualem Sansal à Alger en 2013. © Jacques Ferrandez

Quelques curieux s’approchaient de temps en temps, demandaient si cela allait être diffusé à la télé, sur quelle chaîne, etc. Au coin de la rue, une voiture de police était garée, avec deux agents débonnaires à l’intérieur, inquiétude à nouveau. Mais Abraham avait tout simplement demandé une autorisation de tournage sur la voie publique, elle lui avait été accordée, tout allait bien selon lui.

– Mais tu leur as dit qu’il y aurait Boualem ?

– Non, bien sûr !

– Mais, Abraham, ils le savent. Tu imagines bien qu’ils savent tout !

Pour des raisons que je ne m’explique toujours pas, le tournage qui avait duré une bonne partie de la journée, s’est passé sans aucune anicroche. Nous nous sommes promenés dans la rue, avec une halte toute particulière devant le magasin familial, l’ancien Chaussures Roig qui est devenu Au Royaume de l’Enfance. En face, l’immeuble où se trouvait l’appartement de la mère et la grand-mère de Camus. On a essayé de parlementer avec le propriétaire, tellement envie d’entrer, on lui a expliqué, on l’a supplié, mais rien à faire. Le rez-de-chaussée abrite aujourd’hui une boutique de téléphones et ce propriétaire qui avait privatisé l’entrée du petit immeuble n’était vraiment pas commode, marre de voir tous ces gens débouler pour visiter la maison de Camus, il faisait de grands gestes et disait que ça gâchait le commerce, que ça ne faisait que fuir les clients.

Le surlendemain, nous avons retrouvé Boualem à Tipasa. La caméra le filmait de trois-quarts dos. Face à la mer, il lisait le début de Noces, dans ce lieu magique que Camus aimait tant : « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. À certaines heures, la campagne est noire de soleil. » Autour de nous, des familles, mais aussi de jeunes couples qui n’osaient pas se donner la main et se dirigeaient plutôt vers des fourrés où ils pourraient se cacher un peu, sans savoir qu’ils seraient pistés par des gardes en uniforme vert, du style Eaux et forêts, toujours prêts à débusquer les amoureux intrépides. On voyait aussi les hors-bords qui assuraient les balades en mer, vacarme de leurs moteurs, beauté des rochers, de la lumière, des couleurs. Boualem continuait à lire Noces dans ce site magnifique, tout se mettait alors en place. « Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L’odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme. »

Personne n’a chanté l’Algérie comme Camus, Boualem reconnaissait en cet instant son frère en écriture, son frère de mer et de soleil, son frère d’Algérie.

Boualem Sansal lisant Noces de Camus dans le soleil de Tipasa, par Jacques Ferrandez. © Jacques Ferrandez
  1. « L’Hôte » est une nouvelle d’Albert Camus, extraite de L’Exil et le Royaume, que Jacques Ferrandez a adaptée en bande dessinée : Jacques Ferrandez, L’Hôte, d’après l’œuvre d’Albert Camus, Paris, Gallimard BD, collection « Fétiche », 2009. ↩︎